Avec Safe, titre mi-ironique mi-glaçant, Todd Haynes dissèque le California way of life avec la précision et la froideur d’un entomologiste, un enfer climatisé dans lequel s’enfonce une jeune femme accablée de phobies qui pourrait bien être inspirée par la véritable histoire de Karen, la chanteuse des Carpenters morte d’anorexie. Réalisateur dérangeant, Todd Haynes a […]
Avec Safe, titre mi-ironique mi-glaçant, Todd Haynes dissèque le California way of life avec la précision et la froideur d’un entomologiste, un enfer climatisé dans lequel s’enfonce une jeune femme accablée de phobies qui pourrait bien être inspirée par la véritable histoire de Karen, la chanteuse des Carpenters morte d’anorexie. Réalisateur dérangeant, Todd Haynes a peut- être inventé un nouveau genre : le cinéma clinique.
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Vu dans une rame du métro parisien le 4 avril, un homme, la soixantaine, arborant une grande pancarte ainsi rédigée : « Vaporisation de médicaments. Le parti communiste et le parti socialiste vaporisent des gaz dans le métro et dans nos appartements pour nous faire dormir. »
L’homme traverse le wagon et commente ce texte d’une voix posée. Il ressort à l’arrêt suivant et continue à brandir la pancarte sur le quai.
Vu dans une salle de projection le 4 mars : une actrice (Julianne Moore), environ 30 ans qui, dans un film américain de Todd Haynes intitulé Safe, incarne Carol White, une bourgeoise aisée de Los Angeles qui vaque à ses occupations domestiques, fait de la gym et papote avec ses copines. Mais un jour, dans un embouteillage, elle est prise d’une quinte de toux inextinguible. Les gaz d’échappement ! Assez vite, elle présente des symptômes alarmants : asthénie, suffocation, saignements, éruption… Une maladie bizarre non diagnostiquée par son médecin traitant. Là, on peut légitimement s’interroger sur le rôle de ce fameux complot socialo-communiste. Aurait-il gagné les Etats-Unis ? Mais bientôt Carol trouve quelques tracts alternatifs qui attribuent ces symptômes aux produits chimiques présents dans notre environnement quotidien. Alors ? Allez donc savoir… En tout cas, Todd Haynes met le doigt exactement où ça fait mal. Le film se situe à l’intersection exacte de la réalité et du fantasme, au point précis où l’écologie se transforme en paranoïa ou en hystérie, au choix. Le délire médiatique sur les vaches folles est la manifestation la plus récente et la plus parlante de ce phénomène. Qu’est-ce qui est réellement néfaste au bout du compte : la pollution ou la peur de la pollution ?
La carrière de Todd Haynes a commencé sous de joyeux auspices avec un premier court métrage intitulé The Suicide (1978), et son premier long, Poison (1990)… Poison entremêle trois récits formellement très différents ; l’un d’eux traite justement de la contamination d’un savant de série Z des années 50, affligé d’une monstrueuse éruption faciale après avoir ingéré un produit étrange… Avec Safe, c’est le même principe, mais en nettement plus insidieux : l’horreur reste interne les infortunes de Carol White semblent plutôt dues à l’aseptisation de son univers qu’aux produits chimiques. Sa maladie est le symptôme évident d’un mal plus profond : l’obsession de pureté dans notre société industrielle en passe de devenir société virtuelle. C’est la folie immunitaire : plus nous nous protégeons des agressions du monde extérieur, plus nos défenses naturelles faiblissent, et plus les contre-réactions sont violentes. D’où la recrudescence des allergies, l’histoire des vaches folles… Idem sur le plan social et sur le plan mental. Pureté et sécurité. Le titre, Safe, n’est pas uniquement ironique. L’héroïne « aspire désespérément à la sécurité, explique l’interprète du rôle, Julianne Moore, mais c’est un état dans lequel elle ne parvient pas à se maintenir très longtemps, alors elle bat en retraite, et recherche la sécurité là où elle ne la trouvera jamais. »
Au début du film, il ne se passe rien : pas grand-chose d’autre que la vie lobotomisée d’une Californienne friquée, consommatrice modèle qui ne boit que du lait sans doute pour justifier son patronyme, White. A ce stade, le film est remarquable de froideur objective. On dirait une œuvre d’art conceptuel inspirée par l’hyperréalisme des années 70. Froideur calculée du décor très design de la vaste maison ; froideur glacée des personnages sourires artificiels, activités conventionnelles ; froideur conjugale (le mari de Carol la baise pendant qu’elle fixe, le regard vide, une tache imaginaire au plafond) ; froideur des cadrages rigoureusement symétriques… Une seule fausse note : la rédaction que le fils du mari de Carol écrit pour l’école, une sorte de rapport journalistique cinglant sur la violence armée qui sévit dans les cités ghettos de Los Angeles, à quelques kilomètres de leur demeure aseptisée. Mais pour Carol, le souci majeur est de faire changer son nouveau canapé, livré par erreur en noir. Contraste saisissant.
Et puis il y a l’autre versant du film. Une fois la maladie physique ou psychique déclarée, elle se manifeste de façon de plus en plus intempestive. Peu à peu, le tableau hyperréaliste de la poupée Barbie vivant comme une poupée Barbie dans sa maison de poupée Barbie se craquelle. La résistance s’organise. C’est là où le film s’avère nettement plus passionnant qu’un quelconque pamphlet dénonçant l’auto-aliénation engendrée par la société postindustrielle. Après avoir essayé en vain la médecine traditionnelle puis fait une incursion côté psy, Carol voit enfin ses troubles légitimés par une sorte de gourou new-age, théoricien de cette fameuse « maladie de l’environnement » dont elle n’est pas la seule victime. Carol devient alors esclave de sa maladie, se trimballe avec un masque, une bouteille d’oxygène (pour les crises de suffocation), puis s’évertue à éliminer de sa vie ce qui peut menacer son organisme, c’est-à-dire presque tout.
L’effet pervers de cette prise de conscience métaphorique de l’héroïne sous une forme somatique est que plus elle se soigne plus elle est malade, et plus elle est malade plus elle s’enferme mentalement comme physiquement. « Dans la désagrégation latente de ce monde ordonné, la maladie nous tire de notre existence confortable, alors que les traitements nous replongent dans la répression » Todd Haynes. Cela se traduit clairement par un rétrécissement progressif et constant du champ d’action du personnage. Deuxième phase de repli : la réclusion volontaire de Carol à Wrenwood, centre thérapeutique perdu dans la nature, qui ressemble vaguement à un camping… ou à un zoo. Dans ce club écologique du bonheur et de la santé, peuplé par des phobiques profonds et dirigé par le gourou en question, règne une ambiance de camp scout option psychothérapie de groupe. Dans un sens, on n’est pas très loin de la cybersérie Wild Palms… Même type de discours, de rituels et de cérémonials bien qu’ici la violence soit bien plus insidieuse.
Le plus troublant reste l’ambiguïté du point de vue du cinéaste. Bien sûr, Todd Haynes conserve la froide distance inhérente au sujet, garantie d’une certaine ironie, mais son discours est double. On sent en même temps une fascination morbide pour le chemin de croix de son héroïne. Une fois entrée à Wrenwood, au lieu de guérir, Carol donne libre cours à sa paranoïa et à son désir de claustration. D’abord logée dans un bungalow, elle finit dans une cellule de moine high-tech, sorte d’igloo hermétique en plastique blanc, virtuellement enterrée vivante. Un processus qui rappelle aussi celui de la sainteté. Ce comportement ascétique, ce besoin de mortification, voire ces stigmates, ressemblent à une expiation mystique du caractère irresponsable de la société de consommation. Le spectateur lui-même ne peut pas sortir indemne d’un film aussi oppressant.
Safe est aussi un étonnant portrait de femme (y compris au sens pictural) comme on a rarement l’occasion d’en voir dans le cinéma contemporain. Débarrassé des ressorts et des rebondissements d’une intrigue traditionnelle en dehors de Carol, les personnages, y compris le mari, le fils, les amies, restent périphériques et purement fonctionnels , le film se concentre intensément sur le personnage et sur son voyage au bout de cet enfer tiède. Quand le film commence, l’héroïne n’existe pas à proprement parler (« Le genre de personne rencontrée un soir et oubliée le lendemain » T. Haynes), puis elle prend conscience d’elle-même à travers ses troubles. Cependant, elle ne peut s’affirmer que par la négation, en s’annihilant volontairement. Elle existe en disparaissant.
On ne serait pas étonné que l’idée de ce personnage exemplaire se trouve déjà en germe dans un moyen métrage réalisé par Haynes en 1987, Superstar : The Karen Carpenter story, l’histoire de la chanteuse des célèbres Carpenters (ancêtres des Cranberries) qui mourut d’anorexie. Parenté évidente avec Safe, qui illustre une forme d’anorexie mentale. Sachant qu’Haynes travaille actuellement à un film sur le mouvement glamrock des années 70, on subodore en frissonnant la vision adéquatement synthétique et désincarnée qu’en donnera ce cinéaste, inventeur d’un nouveau genre : le cinéma clinique.
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