Avec la même régularité que le beaujolais primeur, le nouveau Woody Allen débarque en France au cœur de l’hiver. Au-delà d’une routine trompeuse, il faut savoir déceler les variations offertes par Maudite Aphrodite, drôle de réflexion sur la place du créateur dans son œuvre et impossible quête de l’Autre. Le principal handicap de Woody Allen […]
Avec la même régularité que le beaujolais primeur, le nouveau Woody Allen débarque en France au cœur de l’hiver. Au-delà d’une routine trompeuse, il faut savoir déceler les variations offertes par Maudite Aphrodite, drôle de réflexion sur la place du créateur dans son œuvre et impossible quête de l’Autre.
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Le principal handicap de Woody Allen pour être pris tout à fait au sérieux est sa régularité de métronome. Chaque année, le plus souvent au cœur de l’hiver, il livre un nouvel opus. Comme le beaujolais nouveau, la cuvée est goûtée par des critiques qui affichent invariablement un air blasé, la bouche en cul de poule et le petit doigt en l’air. Deux fois sur trois, le Allen primeur est jugé moins bon que le précédent, quand il n’est pas déclaré en chute libre. Mais, si chacun sait que le beaujolais est un vin particulièrement frelaté, personne ne dénie à Allen un certain talent de « petit-maître avec des sommets » ou « d’excellent scénariste, peu soucieux de mise en scène » (dixit, dans le dernier numéro des Cahiers, la notule sévère de notre ami Thierry Jousse). Ces appellations condescendantes ne font que traduire une incompréhension profonde devant l’univers intime d’un auteur singulier.
Les cinéphiles français, grands admirateurs de cinéma américain sévèrement burné, toujours aptes à débusquer le grand art derrière la Winchester 73, trouvent Woody trop visiblement sophistiqué pour être honnête. Et en effet, il est peut-être le seul grand cinéaste américain à ne pas tenter de brasser, d’une façon ou d’une autre, les mythes fondateurs de l’Amérique. Au grand désespoir de certains, Allen ne parle jamais de son beau pays, mais toujours de lui-même. Quand il arrive à échapper à Manhattan, sas par trop européen du pays des cowboys, c’est pour devenir caméléon (Zelig) et se fondre dans le paysage. Il est l’anti-Forrest Gump. Refusant tout effet de réel, sa vision de New York a le charme de l’invariance. C’est un décor figé, strictement circonscrit, du défunt Russian Tea Room aux boutiques Calvin Klein en passant par Central Park, et dont les minorités ethniques sont les grandes absentes. Ce sanctuaire ne subit jamais aucune détérioration. Allen n’est pas Scorsese, Cimino ou Spike Lee et, chez lui, on ne se flingue pas à chaque coin de plan. A la violence urbaine environnante, il préfère le confort autarcique de son propre ghetto. Il refuse l’ouverture sur la réalité ambiante pour s’attarder sur les mœurs des tribus intellectuelles new-yorkaises qui ressemblent beaucoup trop aux nôtres pour susciter la passion. Là-bas comme ici, les psy font fortune sur le dos de clients qui, entre une conférence de Susan Sontag et une projection du Chagrin et la pitié, ont les moyens de leurs névroses. Pour nous fasciner vraiment, le cinéma d’Allen manque trop d’altérité. Woody ne peut être que notre cousin d’Amérique. On reçoit sa carte postale annuelle avec un plaisir mêlé de supériorité pour cet exilé qui aimerait tant être comme nous. On rit, avant de passer rapidement à autre chose.
De plus, ce masochiste des divans a contracté la mauvaise habitude de donner des verges pour se faire battre. A longueur d’interviews, il répète qu’il n’a jamais fait un film qui soit à la hauteur de ses maîtres. Admirateur déclaré de Bergman et Fellini, quand ce n’est pas Tchekhov ou Shakespeare, il joue le vermisseau devant ses modèles. Que ce soit par orgueil démesuré ou par naïveté mortifiante, il oublie que personne sauf lui n’est assez fou pour juger son travail à l’aune de ces colosses. On ne lui en demande pas tant. Tout le monde sait qu’Hannah et ses sœurs n’arrive pas à la cheville de La Mouette et que Crimes et délits n’est pas Richard III. Seulement, cet excès de modestie n’en devient que plus suspect. A force de se comparer à des génies, pour qui se prend ce pétomane distingué ? Derrière ces modèles écrasants, sa grande force est justement de ne se prendre que pour lui-même. Malgré les apparences, Woody Allen est un cinéaste de genre. Mais n’étant ni Clint Eastwood (famille polar/western), ni Cary Grant (famille comédie/espionnage), ni Monty Clift (famille mélo, intello et torturé), ni même Cassavetes (famille marginal hollywoodien), il lui a fallu inventer son genre personnel. Le seul qui puisse convenir à son corps d’acteur, avec ses grosses lunettes à monture d’écaille et le cheveu qui se fait rare, et à ses blagues pour cabaret de Greenwich Village : le film de, avec, par et pour Woody Allen. Inassimilable à Hollywood, trop cabotin pour l’underground, il a réussi le prodige de se créer un écosystème, à la fois artistique et économique. Depuis Annie Hall, figure fondatrice de son système, dix-huit films ont suivi. Cette constance à enfoncer son clou et les nombreuses imitations qu’elle a suscitées nous font parfois oublier qu’Allen reste un cas unique dans le cinéma américain. Pour exister, il n’a à se battre avec personne, sinon avec lui-même. On a le droit de trouver ça aussi ennuyeux que répétitif. Comme on peut crier au plagiat devant des références qu’il ne cherche jamais à dissimuler. S’il est vrai que ce nouveau film s’inspire ouvertement de La Femme modèle de Minnelli et du Comment l’esprit vient aux femmes de Cukor, Allen est bien plus qu’un habile copieur. Contrairement à son pesant surmoi européen, ses emprunts américains sont toujours de simples points de départ, ou d’ancrage, pour lancer son personnage dans une variation inédite.
En comité de rédaction, entre deux injures et trois bières, on pratique le jeu des « quatre catégories de Woody », exercice facile et très prisé qui consiste à classifier chaque nouvelle livraison dans une veine distincte : « la contemporaine, marrante mais douce-amère » (Hannah et ses sœurs, Alice), « la rétro nostalgique » (La Rose pourpre du Caire, Radio days), « la pénible Bergman/Fellini/Kafka » (September, Stardust memories, Ombres et brouillard), sans oublier celle des « chefs-d’œuvre inclassables » (Zelig, Crimes et délits). Se contenter de cet amusant jeu de société revient à renoncer aux obsessions cachées. Comme de bien entendu, cette Maudite Aphrodite sera aussitôt versée dans la première catégorie, la plus mineure, la plus drôle, donc la plus aisément méprisable. Et pourtant…
Réflexion aussi drôle qu’amère à la gloire de l’artiste véritable, qui n’est jamais celui qu’on croit, Coups de feu sur Broadway se terminait par le renoncement du héros à ses ambitions théâtrales au profit d’un bonheur simple. Maudite Aphrodite poursuit cette réflexion sur l’illégitimité de l’artiste, désormais au cœur de l’œuvre d’Allen. En bon torturé du bulbe, constamment entre deux analyses, il se perçoit comme un imposteur, indigne de son succès, de ses femmes, de ses admirations. Ainsi, il donne une fois de plus raison à ses détracteurs tout en ravissant ses fans, avides de ses ridicules assumés. En étant le meilleur contempteur de lui-même, il place le thème de l’intrus, qui usurpe la place d’un meilleur que lui, au centre de ses histoires. Ici, il incarne du haut de son mètre soixante et de ses cinquante kilos un chroniqueur sportif, spécialiste de Tyson et Michael Jordan. A grands coups de zoom faussement approximatifs, la mise en scène mime l’hésitation à repérer ce minus au corps atrophié, perdu au milieu des dieux du stade. Marié à une peste ambitieuse incapable de se résoudre à sacrifier sa carrière à neuf mois de grossesse, le pauvre Woody est sommé d’adopter un enfant. Cinéaste de l’emprunt créateur, il ne s’imagine qu’en père de remplacement. Mais, perpétuel névrosé, il ne peut s’empêcher de chercher la matrice du génial moutard. Manque de pot, la maman est une pute, répondant au doux sobriquet de Judy Come (en VF, Simone Jouit). Malgré les mises en garde et les interventions répétées d’un chœur de tragédie grecque, gag conduit jusqu’à l’épuisement mais dont on ne se lasse pas, Woody se résout à jouer les pygmalions. Tandis que son épouse est attirée par la virilité prometteuse de Peter « Robocop » Weller (décidément en pleine reconversion auteuriste après l’Antonioni), il a du mal à résister à l’érotisme immédiat de la belle putain. Plus qu’une fable grinçante sur l’inné et l’acquis, Maudite Aphrodite est le reflet des doutes d’un créateur. En se plaçant en première ligne, Woody s’interroge sur les limites de ses pouvoirs de démiurge omniscient. Eternel narrateur d’une histoire dont il est toujours le héros, son sujet est ici le traitement de l’Autre, de celui qui est irréductible à son réseau de personnages typés. Qu’il soit boxeur sonné ou ravissante idiote, Allen ne peut ni l’assimiler ni même le changer. Prisonnier de son personnage, il ne peut proposer qu’un médiocre rêve normatif à la fille qu’il désire. Il ne renonce pas à elle par conformisme frileux ou goût du chacun chez soi, mais dans le but, toujours un peu maso, de montrer les limites de son personnage. Comme on n’accepterait pas de voir Keaton en tombeur ou Charlot en capitaliste à cigare, Woody ne peut filer le parfait bonheur avec une oie. Ou, pour reprendre le cadre antique, Thèbes ne sera jamais Sparte. Loin d’être glorifiée, cette incapacité à quitter un milieu dont il ne cesse de dénoncer les snobismes ridicules résonne comme un regret. Le mélange ne peut s’opérer que clandestinement, par le biais d’un échange d’enfants. Ainsi, un autre intrus, un imposteur ultime, est projeté dans les rouages narratifs. La machine y trouvera un souffle nouveau.
Abrité derrière ses clins d’œil à la comédie américaine classique, bien au chaud dans un cocon protecteur qu’il s’est lui-même patiemment construit, lucide devant ses limites et faisant le constat de ses insuffisances, Allen continue de décliner son cinéma à travers Woody. Chroniqueur de son désarroi, il transforme ses faiblesses en forces vives. Avec une élégance jamais prise en défaut, il a compris depuis longtemps qu’il valait mieux en rire.
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