Pas davantage que la religion, le propos d’Abel Ferrara ne concerne la violence urbaine, les méfaits de la drogue, ou les guerres intestines de la mafia même si c’est avec tout cela qu’il compose ses magnifiques périples intérieurs. Cinéaste de l’intériorité, du tourment intime, il poursuit avec Nos funérailles l’écriture de son magistral traité […]
Pas davantage que la religion, le propos d’Abel Ferrara ne concerne la violence urbaine, les méfaits de la drogue, ou les guerres intestines de la mafia même si c’est avec tout cela qu’il compose ses magnifiques périples intérieurs. Cinéaste de l’intériorité, du tourment intime, il poursuit avec Nos funérailles l’écriture de son magistral traité du désespoir.
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Finissons-en, une bonne fois pour toutes, avec ce vieux mythe d’un Abel Ferrara autodestructeur, junkie jusqu’à l’os, défaisant dans les ténèbres et l’hébétude des films dont le prix de la beauté, forcément convulsive, serait décadence et folie. Complaisance morbide qui n’a pour avantage que d’éviter d’avoir à se poser trop de questions, et à ce titre, équivalente du mépris pur et simple dans lequel est souvent tenu l’insortable New-Yorkais. A considérer les six derniers films de Ferrara en six ans , la constatation s’impose : il est devenu, à l’instar d’un Hou Hsiao-hsien ou d’un Kiarostami, un cinéaste infaillible. Les perturbations sont passées, c’est de l’œil du cyclone qu’il nous envoie de ses nouvelles. Comment est-il possible que ces affolantes farandoles de sexe, de drogue et de mort que sont ses films laissent davantage l’impression d’un geste de cinéma plein et lumineux que celle d’un bric-à-brac chaotique et violent ?
Nos funérailles, son nouveau film, investit les années 40 et le milieu de la mafia avec la même intelligence que naguère Body snatchers investissait le genre fantastique ou The Addiction, le film de vampires. La famille Tempio est en deuil, le plus jeune des trois frères, Johnny (Vincent Gallo), ayant été abattu par un assassin non identifié. Autour du cercueil, alors que les femmes en appellent au pardon et refusent les représailles, Ray, l’aîné (Walken), est obsédé par l’idée de vengeance tandis que l’autre frère, Chez (Chris Penn), pleure puis fuit en voiture dans la ville. Les vingt-quatre heures qui constituent le présent de cette narration ne sont que la partie émergée de l’iceberg ; la partie immergée est révélée par un incessant et virtuose jeu de flash-backs allant du passé proche (la mort de Johnny, reprise inversée de celle du Bad Lieutenant) à un passé lointain (l’enfance de Ray et son premier meurtre, stimulé par son père). Etant donné l’appétance particulière au désastre qu’ont les personnages de Ferrara, et le présent qui n’est pour eux rien d’autre que l’actualisation des puissances du passé, cette journée ne peut que fatalement, lamentablement, s’achever. Les héros ferrariens vivent dans un monde d’images, de représentations, et le monde extérieur, fantomatique, n’existe qu’éclairé des feux de leur psychose. Ce qui pour eux est incontournable, irrécupérable et atrocement réel, c’est le passé ; et c’est ce passé figé qui fournit les catégories d’interprétation du présent. On ne revient pas en arrière, répète souvent Ferrara, et cette impossibilité rend incurable leur dépendance au passé qui s’exprime par un sentiment de culpabilité, donc par de la souffrance. Le père des frères Tempio, criminel et fou, s’est suicidé et les trois frères, chacun à leur manière, ne font que répéter ce destin. Ce pouvoir aliénant du passé, cette puissance de l’atavisme étaient aussi le drame des personnages de Tourneur. Mais si dans La Griffe du passé, Mitchum était finalement rattrapé par son passé, au moins essayait-il de lui échapper, de se construire une vie nouvelle quelque part dans le monde. Chez Ferrara, il n’y a plus de dehors, il n’y a que de l’aveuglement. La culpabilité y est une drogue avec laquelle on entretient des rapports de dépendance, elle est la vie en même temps que la souffrance, l’horizon indépassable. Face à cette logique du crabe dont parlait Burroughs à propos de l’héroïne, dévorante et insatiable, les hommes ne se révoltent ni ne cherchent le salut, mais assurent la survie à l’aide de palliatifs avant l’apaisement final dans la mort : des images (le cinéma, la pornographie pour Johnny et Chez), des poses rassurantes, des raisonnements bancaux, des idéaux (le communisme pour Johnny, l’hôpital du King of New York). Pourtant, cette survie même ne s’organise que dans une effrayante logique du pire, une logique de la soustraction, de la destruction. Inaptes à la vie dans le monde, ces hommes n’agissent sur lui que pour le rendre conforme à leurs images mentales.
Si Ray ou Chez discourent en permanence, d’une manière illogique, sur le libre arbitre ou la volonté de Dieu, ce n’est que pour se justifier pseudo-rationnellement de leur extraordinaire pulsion de mort. Les termes ne sont donc pas bien contre mal, mais apaisement contre dépendance il est curieux que l’on ait vu de la religiosité dans ce cinéma hermétique à toute sotériologie, transcendance ou prosélytisme. Car un script n’est pas un film et si l’indispensable mais pénible Nicholas St John, l’ami et scénariste, est effectivement un fou de Dieu doublé d’un métaphysicien déplorable, Ferrara ne semble pas partager toutes ses préoccupations. Sans aller dans le sens du script, il ne l’écrase pas non plus et si le film échappe à la schizophrénie, c’est que dans cette entreprise complexe qui avait toutes les chances de se transformer en voyage de déments, les comédiens ont été les aiguilles qui indiquent le Nord (on ne voit guère que les films de Sean Penn pour offrir une qualité d’interprétation aussi homogène et risquée que celle de Nos funérailles). La cohérence et l’unité des films de Ferrara se font toujours du dedans, par les acteurs qui ont toute latitude pour éventuellement jouer contre le texte ou la situation. Christopher Walken, en patriarche à la manque, faisant des moulinets avec les bras lorsqu’il assène ses considérations philosophiques, est d’un ridicule qui sauve. Imposant dès qu’il est filmé en plan serré, sa faiblesse et sa panique apparaissent lorsqu’il est cadré en jambe ou qu’il est dans des scènes de groupe. Son unique moyen de faire illusion est de prendre les autres de vitesse et, à chaque mouvement, il les laisse effectivement sur place. Cette rapidité d’insecte affolé accentue son étrangeté, rend visible son agitation mentale et trahit son inadaptation. Autonome, incontrôlable, grandiloquent, Walken fait bloc et résiste au mouvement du film, il produit des dissonances et des chutes d’intensité remarquables. Et ce type d’effets, qui se déclinent en mineur chez les autres acteurs, tous admirables, est très révélateur de la manière Ferrara. En laissant les acteurs s’approprier le mouvement de la scène et en cadrant en plan large, il les montre dans leur environnement et d’une certaine manière les lâche, leur restituant opacité et instabilité. S’éloignant d’eux, il s’éloigne aussi du sens et produit de l’ambivalence. Mais ceci, qui est vrai des hommes, toujours du côté de l’image et de la mort, ne l’est pas des femmes, qui sont du côté de la vie et qui connaissent des modes de jeu et de filmage différents. Alors que les hommes sont immergés dans du décor (le bar, la rue), dans un extérieur foisonnant où ils gesticulent et vitupèrent pour conjurer leur vide, leur peur, leur carence essentielle, les femmes sont toujours filmées dans les mêmes lieux, la cuisine et les chambres, dans des plans rapprochés qui effacent le décor, ne laissant plus qu’un fond sombre sur lequel se détachent les visages éclairés et qui révèle leur richesse intérieure, leur lucidité. Inextricablement mêlés par le montage dans une scénographie de l’essoufflement, ces différents plans, par l’effet de leur densité propre, se séparent et se recomposent dans le souvenir sous la forme limpide de deux cercles concentriques : comme un puits avec un trou sombre où les hommes s’abîment et une margelle d’où les femmes assistent à cette chute, impuissantes à rompre l’infernale spirale de mort.
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