Avec For ever Mozart, Jean-Luc Godard quitte son cocon sur Léman pour un périple en quatre parties : la famille (noyau originel), l’action (une guérilla bosno-serbe), la représentation (un tournage réduit à quelques signes), la consommation (un concert de Mozart). JLG revient au monde et cherche à se faire entendre.
Fait de cinq morceaux (un prologue mixé, quatre parties distinctes) « Quatre films qui n’en font pas forcément un, tels les murs seuls d’une maison », précise le cinéaste, sa manière à lui de se mettre en quatre , For ever Mozart est d’abord un mouvement, intérieur/extérieur, fermeture/ouverture, sédentarité/nomadisme. A l’inverse de son film précédent (JLG/JLG) et de ses déclarations mélancoliques sur son (triste) état, celui du monde et celui du cinéma, Godard quitte sa retraite pour faire le point. Le Godard-l’ermite sort de sa coquille. Durant le temps de l’hibernation lui sont parvenues les rumeurs d’une Europe en guerre. A travers CNN et la lecture des journaux (dans Le Monde, un article du « petit Sollers », « Profond Marivaux » : « C’est Le Triomphe de l’amour qu’il fallait aller jouer à Sarajevo »), le reclus volontaire ne peut que constater l’étendue des dégâts.
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Alors, le système Godard se met en branle, montre d’où il part (la famille éternelle, celle qui vit près du lac), où il va (de l’autre côté de l’étendue d’eau, vers une Bosnie de studio intime, dangereuse comme un territoire enfantin) et avec quel bagage (les grands mythes de la Résistance, Espagne en tête). D’une citation à l’autre, d’une association d’idées à une pensée fulgurante, le film se montre en train de se faire. Comme dans le tableau de Watteau, on s’embarque pour Cythère/Sarajevo. Comme dans le film de Douglas Sirk, le temps de vivre est aussi celui de mourir.
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En plus de son évidente beauté, c’est la lisibilité du film qui frappe le plus. Pour Godard, c’est clair, il s’agit cette fois de se faire entendre. A la démission des parents (la voiture dans laquelle est mort Albert Camus ne veut plus démarrer) et au renoncement sans scrupules des aînés répond l’enthousiasme juvénile des enfants. Qui partent jouer à la guerre, comme leurs prédécesseurs immédiats jouaient à la Russie, comme leurs lointains cousins jouaient à faire la Révolution (La Chinoise) ou aux gendarmes et aux voleurs. Quand règne la confusion entre les bons et les méchants, les héros et les salauds, la figure d’Hemingway et les intrigues de cabinet ministériel, la chemise blanche de BHL et les fusillés de Goya , quand le cinéma continue de faire ses affaires, quand le vieil artiste ne songe qu’à faire un film de plus et que l’agitation (les gesticulations, disent les diplomates) a remplacé l’action, les trois coups du théâtre résonnent comme un sursaut salvateur.
Camille/Camille, Jérôme/Perdican et Djamila/Rosette vont en bateau, en train, à pied et en voiture vers Sarajevo. « Moi, petite-fille d’Albert Camus, décide de jouer ou de faire jouer On ne badine pas avec l’amour à Sarajevo », s’exclame la jeune première, forcément exaltée. Le théâtre est pris comme répertoire, stock inépuisable de toutes les conduites possibles, réservoir de personnages, nourriture à figures. En prenant son rôle à bras-le-corps, en soumettant un « petit classique » à la grande sauvagerie, Camille renoue avec une gestuelle oubliée. Elle accepte de prendre la pose plutôt que la fuite. C’est sa tournée, c’est aussi son heure. Prof de philo, elle trimbale avec elle son corpus Camus donc, mais aussi Bernanos, Hugo, l’inévitable Malraux, Braudel, Michelet… comme autant de modèles possibles. Tous ces auteurs, tous ces livres, ce qu’on a coutume d’appeler la culture, sont convoqués comme outils plus que comme relents des années de formation. Dans cette première partie, le départ, Godard renoue avec un élan romantique qu’on ne lui connaissait plus. Partant de l’idée de culture, il s’agit à nouveau de bâtir une praxis : « activité en vue d’un résultat, opposée à la connaissance d’une part, à l’être d’autre part », dit Le Robert qui ne se trompe jamais.
Mais si le voyage est beau, si la vitre du train permet enfin d’observer son propre reflet, d’obtenir une image satisfaisante de soi-même ou de pouvoir parler sa langue natale avec plus étranger que vous, la guerre n’est pas jolie. Elle est sale et, surtout, perdue d’avance. Partie la plus impressionnante de For ever Mozart, elle nous ramène aux Carabiniers et au Front de libération de Seine-et-Oise de Week-end. Abstraite, elle se réduit à trois chars, au grondement off des avions à réaction et à quelques explosions ; concrète « La guerre, c’est simple, c’est faire rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair » , elle laisse une impression d’absolu malaise. La violence des soudards marque les chairs marbrées. La vision de cette guerre est prise entre deux images : celle d’un passé héroïque (mettons L’Espoir, encore Malraux) et mythifié, celle de la vulgarité hollywoodienne alliée au mensonge télévisuel. Godard montre le basculement de l’une à l’autre, le passage des « brigades internationales aux brigands internationaux ».
En état de vacance, les jeunes gens pratiquent l’art de la fugue et tentent de (re)construire le feu perdu, ils n’en seront que ses cendres. Le motif récurrent des deux mains enlacées n’est plus le signe d’aucune renaissance mais le dernier geste des condamnés, celui qui reste encore opérant face à l’abjection. Alors qu’on l’a tellement accusé d’être confus, il est frappant de retrouver Godard si clair, presque trop littéral, parfois. Ainsi, l’affreux général serbe, qui ne peut s’appeler que Madlic, pourrait vite passer de la figure à la simple caricature.
Là, Godard prend le risque de tomber du côté de Costa-Gavras, dans le cinéma tant honni de la « bonne conscience ». Ce risque assumé, et finalement évité, fait toute la beauté de For ever Mozart, film toujours sur le fil du rasoir, là où ça coupe. Sorti de son splendide isolement, Godard prend tous les risques pour faire, lui aussi, acte de résistance. S’il filme comme personne une jeune fille, bouche bée devant la possibilité d’une vie nouvelle ou blottie dans ses rêves tandis que tombe la neige, il ne recule jamais devant la difficulté suprême : figurer l’horreur des charniers quand d’autres se croient autorisés à la reconstituer. Godard accepte de se salir l’œil comme Sartre se salissait les mains. Mais si ce film est une nouvelle « proposition de cinéma », il est aussi fait contre l’imagerie dominante. De la guerre, on passe donc au cinéma. La pièce finie, le rideau tombé, voici le temps de la représentation.
Le lien, c’est les détrousseurs de cadavres, ceux qui viennent explorer les ruines fumantes à la recherche d’émotions fortes. Ceux qui préféreront toujours tourner un quelconque Boléro fatal plutôt que faire le voyage Musset/Sarajevo. A l’application des préceptes oubliés d’une culture succède leur exploitation. Seulement voilà, en chemin, on a aussi égaré le grand livre des recettes. Il faut donc les réinventer, mélanger les souvenirs des tournages en bord de mer (Le Mépris, Prénom Carmen), la nostalgie des producteurs à l’ancienne et les éternelles difficultés avec les actrices. Si les mauvaises manières demeurent (le plateau/ghetto et ses chiens de garde), on peut encore changer l’axe de la caméra, il reste une chance de se retourner vers une nouvelle ligne d’horizon. Et de retrouver, à force de patience, la mort en corolle de L’Etau, la lumière de Boris Kaufman ou les traces des maîtres anciens, gravées dans la neige, éternellement fragiles. Alors que les deux premières parties étaient des réservoirs d’énergie, celle-ci saisit sa déperdition. On s’agite en tout sens, en vain bien sûr. Mais, après beaucoup de crispations et de colères noires, Godard a fini par en prendre son parti, celui d’en rire. Et on rit avec lui, un peu jaune.
Reste à consommer ce qui a été produit. Mozart, comme tout le reste, se vend et s’achète. A la consommation, le vieil homme oppose l’imprégnation, plus difficile, plus lente, plus élitiste aussi, bref, pas très sympathique, et même un tantinet réactionnaire. De nouveau seul, il reste sur les marches du concert, refuse de participer au rite culturel, ne prend pas sa place à la table du dîner en ville. Retour à la case départ, à la solitude hautaine du génie misanthrope ? Peut-être, pas si sûr. Car, For ever Mozart reste la preuve éclatante que le mouvement a bien eu lieu. Parfois ici, le plus souvent ailleurs, Godard conjugue son passé au présent.
Frédéric Bonnaud
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