Malgré les tonnes de papiers publiés sur François Truffaut, Antoine de Baecque et Serge Toubiana réussissent à porter un regard neuf et passionnant sur l’auteur de La Peau douce. Transformant une masse d’archives pour la plupart inédites en épais roman balzacien, ils accouchent d’un livre se lisant d’une traite à la fois portrait d’un […]
Malgré les tonnes de papiers publiés sur François Truffaut, Antoine de Baecque et Serge Toubiana réussissent à porter un regard neuf et passionnant sur l’auteur de La Peau douce. Transformant une masse d’archives pour la plupart inédites en épais roman balzacien, ils accouchent d’un livre se lisant d’une traite à la fois portrait d’un homme complexe, évocation de la société française et histoire des idées de son temps.
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Autant le dire tout de suite, le François Truffaut d’Antoine de Baecque et Serge Toubiana est une éclatante réussite. Sur une figure aussi travaillée Truffaut reste le cinéaste favori de l’édition et on ne compte plus les essais, recueils et fonds de tiroirs qui lui sont consacrés chaque année , ce livre réussit l’exploit d’apporter un regard inédit. Si la correspondance amoureuse (qu’on devine abondante…) est encore sous scellés, les auteurs ont pu consulter la totalité des archives conservées aux Films du Carrosse. Ils en ont fait un excellent usage. Laissant l’analyse à d’autres (par exemple à Luc Moullet, dont le texte « La Balance et le lien », publié dans le n° 410 des Cahiers est un sommet d’intelligence critique), ils ont voulu que cette vie d’artiste se lise comme un roman, que la biographie adopte le rythme ample d’un destin balzacien plutôt que celui, mesquin et réducteur, des « notes de blanchisserie » à l’américaine. Comme les meilleures réussites du genre, François Truffaut est à la fois un portrait intime, une plongée dans l’histoire des idées et une fresque de la société française.
On le sait, François Truffaut a beaucoup pratiqué l’autobiographie. Après Les 400 coups, premier volet des aventures d’Antoine Doinel et règlement de comptes avec une « enfance clandestine », il n’a cessé de compléter son portrait. Chaque film apportant une nouvelle touche, complément parfois contradictoire de la précédente : le créateur fiévreux et incompris (Tirez sur le pianiste), les tourments de la nouvelle « vie bourgeoise » (La Peau douce), l’amoureux des livres qui l’avaient sauvé du gouffre (Fahrenheit 451), l’ami des enfants (L’Enfant sauvage, L’Argent de poche) et, bien sûr, le séducteur insatisfait et infatigable (L’Homme qui aimait les femmes et tous ses autres films). Le triomphe du Dernier métro et la muséification post mortem aidant (« Truffaut, statue du Commandeur du cinéma français malade »), les différentes facettes du personnage étaient devenues autant de slogans publicitaires. Et même l’analyse fine de Serge Daney décrivant La Femme d’à côté comme « le pari de mêler le scénario-Hyde (la passion morbide et privée) et le scénario-Jekyll (les autres, la vie publique) » s’est transformée en une simplification abusive, un nouveau cliché rassurant. Ni docteur Jekyll ni mister Hyde, le Truffaut que l’on découvre ici est le génial inventeur d’un système de vie et de production, les deux étant à la fois inextricablement liées et pourtant séparées par des cloisons à l’étanchéité variable.
Truffaut avait une grande qualité, il savait ce qu’il voulait : devenir un auteur de films. Il connaissait aussi bien les moyens d’obtenir ce statut que les pièges à éviter pour ne pas en être le prisonnier. Si le « jeune turc » des années 50 ne recule pas devant grand-chose pour conquérir le pouvoir (le « vol » des scénarios de Pierre Bost, le « flirt » avec Julien Duvivier), le nouveau « patron » du cinéma français des années 80 fera beaucoup d’efforts pour ne pas l’exercer refusant les médailles, les honneurs et se méfiant de Mitterrand comme de la peste, malgré son soutien affiché pour battre Giscard. Ce chapitre Truffaut et la politique qui court à travers tout le livre est l’un des plus passionnants.
On y apprend que le cinéaste n’a jamais été inscrit sur les listes électorales mais qu’il était au troisième rang lors de la cérémonie du Panthéon ; que le « hussard » qui prenait le parti de Rebatet et Brasillach (« Les idées qui valent à ceux qui les défendent la peine de mort sont forcément estimables », hum !) par dégoût des « films à thèses » et par méfiance des « grandes consciences de gauche » (dont André Bazin était pourtant l’une des plus parfaites incarnations…) fut l’ami de Jean Genet et l’admirateur fidèle de Sartre ; que le nostalgique de l’Ancien Régime (« La grandeur de la France : le sentiment chrétien et le sens de l’honneur, le respect du clergé et de la noblesse, clés de voûte d’une société justement hiérarchisée », hum, hum !!) signa le « Manifeste des 121″ quand beaucoup se dérobaient et pensa même tirer un film de l' »affaire Audin ». S’il détestait de Gaulle (« Un peuple qui s’apprête à dire « oui » à de Gaulle est un peuple qui se fout complètement que la culture disparaisse ou non, donc qui se fout de mes films », écrit-il à Helen Scott, l’amie américaine, à la veille du référendum de 1962), Truffaut se méfiait de l’idée même du pouvoir. Même si le spectacle de la politique le fascinait, s’il a suivi avec passion l’affaire du Watergate, s’il était prêt à se mobiliser pour la défense de la liberté de la presse ou la cause de l’enfance malheureuse, l’ancien déserteur de la guerre d’Indochine devenu ambassadeur de la culture française, le rebelle installé du XVIe arrondissement est resté rétif aux joies seventies de « l’engagement ». Ne pas y être allé lui aura évité d’en revenir…
Surtout, Truffaut sentait que cette affaire était ingérable, autant en termes d’image publique que d’emploi du temps. Or, le temps lui était précieux. Au fil de la lecture, frappé par une telle débauche d’énergie nécessaire pour écrire tant d’articles, séduire tant de jolies femmes et tourner quelques films sublimes , on se demande où il trouvait le temps de faire tout ça en même temps. Se définissant comme « un autodidacte qui se hait », le tout jeune critique fait preuve d’une belle lucidité en écrivant à son ami Jean Mambrino, ci-devant jésuite : « Ce qui me sauvera, c’est de m’être spécialisé très tôt dans le cinéma et d’occuper la place, au maximum, en travaillant toutes les nuits s’il le faut. » Mais une fois le combat gagné contre « une certaine tendance du cinéma français », il lui faudra batailler encore et toujours pour préserver sa position de cinéaste-producteur, garantir son indépendance financière et artistique alors que ses amis de la Nouvelle Vague étaient ballottés d’insuccès en films de commande.
Pièce maîtresse du système Truffaut, les Films du Carrosse, créés grâce aux bonnes recettes des 400 coups et au soutien de son beau-père, sont aussi un gouffre avide de films, de liquidités, de succès et une source permanente d’angoisse. Pour sauvegarder contre vents et marées sa société de production, Truffaut ne peut jamais s’offrir le luxe d’une pause. Aveuglé par le souvenir du Truffaut « arrivé », par l’image clinquante des dix Césars du Dernier métro, on a oublié les échecs précédents (ceux de La Sirène du Mississippi, des Deux Anglaises et de La Chambre verte) et le temps infini que sa position mit à se stabiliser. Cette lutte solitaire l’a laissé exsangue. De ce point de vue, Godard, l’ennemi intime, n’avait pas tout à fait tort en disant que Truffaut avait à lui seul protégé toute la Nouvelle Vague pendant vingt-cinq ans et qu’il y avait laissé sa peau. Le livre de Toubiana/de Baecque est le récit palpitant de ce combat toujours recommencé : conserver la liberté de faire des films les siens, pas ceux qu’on lui impose , poursuivre une idée fixe et la faire partager par le plus grand nombre.
Si le récit, pudique mais circonstancié, de ses innombrables conquêtes féminines ravira la midinette qui sommeille en nous, c’est sur l’enfance et les années de formation que le livre apporte l’éclairage le plus nouveau. Par les films puis la lecture de tous les témoignages qui ont suivi sa mort (le 21 octobre 1984), on croyait déjà tout savoir. On ne savait rien, ou presque. Avec une grande rigueur, en s’appuyant sur une masse de documents inédits et en accumulant les détails qui font toute la différence, de Baecque et Toubiana racontent la froideur de la mère, les efforts maladroits du père de substitution, la plongée dans le monde imaginaire de la littérature et du cinéma comme seul moyen de survie, bref, la blessure fondatrice qui ne se refermera jamais tout à fait, malgré la gloire et la reconnaissance internationales. En exhumant une lettre d’insultes de Roland Truffaut et la réponse bouleversante de son mauvais fils, ils montrent à quel point la sortie des 400 coups provoqua un cataclysme familial. Rongé par la culpabilité d’avoir lavé son linge sale sur la place publique, définitivement non réconcilié avec son enfance et sa condition de bâtard, Truffaut voulait commencer son autobiographie Le Scénario de ma vie, resté inachevé par cette citation de Mark Twain : « Il est bien chanceux le Français qui peut dire qui est son vrai père. »
Et pourtant, c’est sur cette question centrale du père que le livre cède à ce que Bourdieu appelle « l’illusion biographique », la tentation d’interpréter a posteriori le parcours d’un homme. Juste après le tournage de Baisers volés, Truffaut commande une enquête confidentielle à Albert Duchenne, le détective privé qui a inspiré le personnage du film, pour retrouver son « vrai » père. Conclusion : il s’agirait de Roland Lévy, juif, dentiste à Belfort et père de deux enfants légitimes ceux-là. Une note s’empresse de nous signaler que « ce rapport doit être lu avec une certaine distance. Les éléments ne sont pas rapportés et ses conclusions restent sujettes à caution ». Pourquoi alors se lancer dans un long délire psychologisant (page 361) sur la probable « judaïté » de Truffaut ? Comment peut-on écrire que « cette judaïté, il l’avait découverte en voyant les films sur la libération des camps de concentration en septembre 45 » ? Fallait-il être juif sans le savoir pour être bouleversé par cette découverte ? Passons.
Malgré ce dérapage, cet ouvrage se méfie des conclusions et des certitudes. Il essaie d’épuiser son sujet tout en ayant conscience de l’inanité de cette tâche. En refermant ce gros livre, qu’on a dévoré en quelques heures, on n’a plus qu’une envie : revoir tous les films de François Truffaut. Cette faim qui saisit le lecteur est le signe des plus grandes victoires.
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