Mettre sa propre vie en jeu dans sa création: fidèle à sa méthode, Sophie Galle, photographe reconnue passée derrière la caméra, embarque un certain Greg Shephard à travers les Etats-Unis en lui proposant de filmer leur relation. Résultat :No sex last night, curieux mélange de road-movie et de double journal intime, œuvre dérangeante à la […]
Mettre sa propre vie en jeu dans sa création: fidèle à sa méthode, Sophie Galle, photographe reconnue passée derrière la caméra, embarque un certain Greg Shephard à travers les Etats-Unis en lui proposant de filmer leur relation. Résultat :No sex last night, curieux mélange de road-movie et de double journal intime, œuvre dérangeante à la frontière de l’art et de la vie, de l’exhibitionnisme et du jeu enfantin, de la vérité et du mensonge.
Si Sophie Calle n’existait pas, il faudrait l’inventer. Pas si simple quand on voit la complexité et l’étendue de son culot. Car cette fille tordue est vraiment prête à tout. Soi de mante religieuse érotisante, Calle est en effet capable violenter délicieusement n’importe lequel d’entre nous en dévoilant dans le même temps notre intimité et la sienne. Si No sex last night est sa première incursion dans le cinéma, cette artiste hors la loi s’est déjà distinguée ailleurs, par toutes sortes « d’écarts » mariant l’espionnage photographique et l’autobiographie exhibitionniste. Sophie Calle crée en intriguant, en dealant de manière invraisemblable les qualités contradictoires qui la définissent. Résultat : c’est aussi un personnage romanesque, protéiforme. On peut parfaitement retrouver en elle le flegme séduisant et légèrement pervers de James Bond, l’entêtement agaçant de Miss Marple, l’immaturité coincée d’une lectrice d’ OK Magazine, ou l’impudeur narcissique d’une invitée de Bas les masques.
Rappelons brièvement, car cela vaut le détour, quelques-uns de ses exploits antérieurs, consignés à travers un travail minutieux de photographie et d’écriture. Suite vénitienne : Calle décide en février 1980 de suivre un homme qu’elle connaît à peine et qui séjourne à Venise. Elle part à sa recherche, enquête et finit par le localiser. Elle le suit alors à la trace pendant une semaine dans le labyrinthe de la ville, appareil photo en main, en tenant un journal de bord (1). L’Homme au carnet : elle trouve par hasard un carnet d’adresses qu’elle utilise comme machine à fantasmes. Elle compose les numéros de téléphone, rencontre les personnes, leur demande de décrire le propriétaire du carnet. Les réponses sont ensuite publiées dans Libération (2). L’Hôtel : Calle se fait engager comme femme de chambre dans un hôtel vénitien. Pendant trois semaines, elle photographie les chambres, les affaires personnelles des clients (des chaussures aux produits de maquillage en passant par les petites culottes), les traces de leur passage (des lits défaits au contenu des poubelles) en notant une fois de plus ses impressions (3). Dans Les Dormeurs, elle invite des inconnus dans son lit et les « mitraille » toutes les heures pendant leur sommeil. Elle demande aussi à des aveugles de définir la beauté, les photographie et retranscrit, le plus fidèlement possible, leur réponse au moyen d’illustrations (Les Aveugles).
Inutile de dire qu’on s’introduit à travers toutes ces expériences dans quelque chose de pas clair, d’obscène et d’incroyablement enfantin dans le même temps. Des jeux saugrenus mais très sérieux au cours desquels Sophie Calle excite la notion même de séduction, Elle « crée des histoires d’amour sur mesure », pour reprendre l’expression de Labarthe, et accomplit ce qui nous a tous un jour ou l’autre traversé l’esprit sans qu’on ait pu passer à l’acte. Par manque d’énergie ou par peur. Elle, elle le fait, brouillant du même coup sa propre réalité et celle des autres. En jouant à cache-cache avec le monde, elle absorbe d’un seul bloc la vie et la fiction. Tout un cinéma virtuellement romanesque qui engendre du secret pour ce qu’il est. Et dans le genre, No sex last night va très loin. Il y a déjà les kilomètres parcourus, puisqu’il s’agit d’un récit de voyage : une traversée des Etats-Unis en bagnole, entreprise par Sophie Calle elle-même et par son amant, coréalisateur du film. Un type nommé Greg Shephard, qui n’a rien à envier, question plastique, à disons…Sam Shepard. Pas étonnant que Calle soit toute chavirée quand elle pose son regard sur lui. Le problème, c’est qu’entre les deux le courant a du mal à passer. Leur couple bat de l’aile, c’est du moins ce qu’on subodore assez vite sans que ce soit expressément dit. En ouverture, Calle revient simplement et brièvement sur le jour de leur rencontre, et dit sans trop dire les raisons de ce voyage. « Il rêvait défaire du cinéma. Je rêvais de traverser l’Amérique avec lui. Pour l’inciter à me suivre, j’avais proposé que nous réalisions durant le voyage un film sur notre vie de couple. » Ils partent le 3 janvier 1992 en se munissant chacun de son côté d’une caméra vidéo qui leur permettra de se filmer et surtout de confier en privé ce qu’ils n’osent dire à l’autre, une manière de faire le point.
No sex last night est donc à la fois un road-movie et la combinaison de deux journaux intimes filmés. Le plus souvent, le film déroule des images arrêtées, encore plus banales que des cartes postales ou des instantanés de voyage : chambres de motels tristounes, paysages un peu ternes, personnes insignifiantes croisées sur la route. Rien d’exaltant a priori, rien qui parvienne à accrocher le regard. Malgré tout, au fil des kilomètres, cette juxtaposition de plans dérisoires, parfois égayée par la radio delà caisse qui crache un peu de musique, renferme progressivement une esthétique étrange, une plastique hyperréaliste vaguement inquiétante. Et puis, il y a la parole. Des autoconfessions qui tentent de cerner l’amour, ses microstratégies, ses malentendus, ses quiproquos. Sophie Calle rumine comme une chipie, se plaint de ne pas être aimée, fait une fixation sur la queue de son mec, jalouse la voiture (toujours au garage pour cause de panne), objet pour Greg d’une attention toute particulière. Elle dit sa frustration, répète invariablement « No sex last night. » Lui, mal rasé, la tête chiffonnée par le manque de sommeil, marmonne, s’interroge sur le sens de ce film, commente ses propres défenses. Ce qui est extrêmement troublant ici, c’est l’interdépendance de la mise en scène et le vécu d’une expérience très intime, une relation amoureuse qui est réellement en train de se jouer devant nos yeux. Calle fait dune un film pour se rapprocher de son mec, voire peut-être pour sauver quelque chose de son couple. Et qu’elle ait ou non cru au film au moment du tournage, cela ne change rien à l’affaire. Ce qui compte, c’est qu’ils aient obéi tous deux aux règles qu’ils s’étaient fixées en créant du même coup un territoire indéfinissable, absurde alitant qu’excitant. Une région déraisonnable qui confond l’art et la vie, la pudeur et l’impudeur, le vrai et le faux. Car on ne saura jamais, fort heureusement, jusqu’à quel point cette histoire est vraie. C’est ce qui la rend passionnante. No sex last night est aussi un jeu, non dénué d’autodérision. Si Calle souffre manifestement, elle fait toujours en sorte de jongler avec sa propre image. Elle montre plusieurs visages, mimant elle-même sa désolation ou sa joie de midinette. Son talent et celui de Shephard consistent ainsi à confectionner ce déballage de sentiments. Les deux habillent et déshabillent simultanément ce qu’ils nous donnent à voir. Ils mentent moins qu’ils feignent de tout nous dire.
Nous sommes donc au cœur d’une intimité mais qui n’est jamais déflorée. C’est le beau paradoxe du film, de toujours exciter la narration par de l’effacement, de produire du mystère en approchant les choses de manière indirecte, inattendue même. Comme si, par instants, les deux réalisateurs étaient eux-mêmes dépassés, emportés, révélés malgré eux par le dispositif. C’est à ce titre que la scène de mariage dans le drive-in de Las Vegas a de quoi laisser pantois. A coup sûr, l’un des mariages les plus saugrenus qu’on ait vus à l’écran. Calle a réussi à obtenir ce qu’elle voulait. Cette fille dépasse vraiment l’entendement.
(1)Suite vénitienne (Editions de l’Etoile),1983.
(2)L’Homme au carnet, feuilleton publié dans Libération, 2 août-4 septembre 1983.
(3)L’Hôtel (Edition de l’Etoile),1984.