Le réalisateur de l’oscarisé Moonlight adapte Colson Whitehead dans une fresque d’émancipation dense, stylisée et hantée dans des Etats-Unis à l’orée de la guerre de Sécession.
La sortie de Moonlight en 2016 marquait l’acte de naissance d’un réalisateur appelé à occuper une place prépondérante dans le cinéma contemporain. Barry Jenkins y déployait toute la puissance d’un style à la fois ample et intimiste, attentif et esthète, dont Si Beale Street pouvait parler, son long métrage suivant, viendra exposer les limites.
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Un an plus tard, l’écrivain afro-américain Colson Whitehead obtenait le prix Pulitzer pour son roman Underground Railroad, qui revisitait un des mythes fondateurs de l’histoire de l’esclavage aux Etats-Unis. Si un réseau de routes secrètes et de planques organisé par d’ancien·nes esclaves et des abolitionnistes pour aider les captif·ives des plantations à s’enfuir a bel et bien existé, la présence d’un chemin de fer souterrain y procédait d’une fictionnalisation à même d’agiter l’imaginaire d’une communauté meurtrie.
Son adaptation en série offre à Barry Jenkins, qui réalise la totalité des épisodes, l’occasion d’appliquer sa patte indé à la grande forme de la fresque historique, et de placer son acuité sur les trajectoires individuelles au service d’un récit collectif.
Stases contemplatives, petites épiphanies et décharges de violence
Abandonnée par sa mère et marquée par de multiples sévices, Cora Randall (Thuso Mbedu), jeune esclave dans une plantation en Géorgie, parvient à prendre la fuite avec Caesar (Aaron Pierre), un compagnon d’infortune qui lui apprend l’existence du chemin de fer clandestin. Poursuivie par un chasseur d’esclaves (Joel Edgerton), elle sillonnera le Sud du pays pour conquérir sa liberté.
Dès ses premiers mouvements, The Underground Railroad porte la signature formelle de Jenkins, alternant stases contemplatives, petites épiphanies et décharges de violence. La caméra glisse entre les corps pour embrasser les visages en gros plan et les isoler de leur environnement, quand la bande-son se distord pour accentuer la subjectivisation du point de vue. Mais au-delà de leur indéniable pouvoir de fascination, les visions du cinéaste parviennent-elles à sédimenter un regard incisif ?
Structurée en chapitres qui, pour la plupart, s’inscrivent dans un nouvel Etat, la série se livre à un inventaire extrêmement dense de la condition des noirs dans une Amérique à l’orée de la guerre de Sécession.
Donner corps à des fantômes de l’histoire
Aux horreurs de l’esclavage succèdent les désillusions d’une liberté tantôt fragile (difficile pour un·e fugitif·ive de prouver son statut émancipé), tantôt manipulée (un plan gouvernemental de stérilisation des femmes et d’expérimentations médicales sur les hommes noir·es fait voler en éclats le vernis accueillant d’une Caroline du Sud abolitionniste).
Si les chaînes peuvent être physiquement brisées, l’esclavage est un statut qui colle à la peau (lors d’une scène glaçante, Cora est forcée de rejouer des scènes quotidiennes de la vie des plantations dans la vitrine d’un musée) et dont les meurtrissures ne cicatriseront jamais vraiment. Tout juste peuvent-elles se réchauffer à la lumière d’un regard aimant, d’une main tendue ou d’un rêve partagé.
https://www.youtube.com/watch?v=Ai_940B2grQ
On pourra reprocher à Jenkins, comme dans ses œuvres précédentes, une tendance au maniérisme assez ostentatoire, qui risque d’engluer l’ouvrage dans la toile de sa propre virtuosité. S’y ajoute un dolorisme sacrificiel dans la représentation de la violence, certes précisément documentée mais étirée jusqu’à l’écœurement, qui transforme la série en un cauchemar sans fin que l’on traverse les yeux grands ouverts.
C’est au niveau de la tension entre le document et l’invention, le réel et l’imaginaire, que la stylisation chère au cinéaste trouve un ancrage fictionnel qui double, en quelque sorte, la fonction symbolique du train souterrain.
En plus d’exprimer la brutalité d’un système d’exploitation par le registre de l’horreur, les décollements fréquents du réel opérés par la série offrent à ses personnages une échappatoire à la violence qui les enserre, prenant la forme de rêves ou d’élans lyriques, comme la lumière d’une locomotive brillerait au fond d’un tunnel obscur. Progressant à la lisière du fantasme, The Underground Railroad parvient à donner corps à des fantômes de l’histoire, et à prendre en charge leur mémoire avec les armes d’une fiction aiguisée.
The Underground Railroad de Barry Jenkins, avec Thuso Mbedu, Joel Edgerton, Aaron Pierre. Sur Amazon Prime Video le 14 mai
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