Récréation. Teignes oubliées par les chics encyclopédies, les mauvais garçons de The Creation font pourtant l’objet d’un culte tenace dans l’Angleterre qui, dans les années 60, leur avait préféré les Who et les Small Faces. Sauvés par le label baptisé Creation en leur hommage, les anciens mods enfin rattrapés par la mode le prouvent sur […]
Récréation. Teignes oubliées par les chics encyclopédies, les mauvais garçons de The Creation font pourtant l’objet d’un culte tenace dans l’Angleterre qui, dans les années 60, leur avait préféré les Who et les Small Faces. Sauvés par le label baptisé Creation en leur hommage, les anciens mods enfin rattrapés par la mode le prouvent sur le nouveau Power surge : l’âge ne lime pas obligatoirement les crocs.
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D’habitude c’est pathétique, et souvent, carrément vil. Une manière de mascarade tragique qui se joue d’arrière-salles de pubs minables en stades de base-ball démesurés, indifféremment. Avec, en guise d’exécutants, des groupes replâtrés à la hâte, des briscards décatis, égarés aux frontières de l’andropause, souvent bouffis d’alcool, le cheveu rare et la bedaine généreuse qu’ils dissimulent à grand-peine sous des guitares incongrues. On en a trop soupé, de ces naufragés du temps Pretty Things traîne-savates, Troggs dépités ou Animals éthyliques brisés sur des scènes sordides, à saboter de vieilles scies ébréchées, à ressasser des blues de baloche, à froisser leur propre légende bouffée au mythe. Ras le casque aussi, des rebelles millionnaires péniblement liftés, exhibés au Barnum de la nostalgie, icônes défraîchies mais carnassières, debout vaille que vaille, toujours âpres au gain. Marre des Who, des Rolling Stones ou de Pink Floyd nimbés de fumigènes et de requins cache-misère, marre de cette parade de monstres aux dents cassées, marre de ce rock de masse grabataire. Marre des reformés bons pour la réforme. Marre de The Creation, alors ? « Il y a deux ans, j’ai réalisé que The Creation n’avait pas dit tout ce qu’il avait à dire dans les sixties. J’en ai parlé aux autres membres du groupe, qui sont tous encore vivants et nous avons reformé le groupe, juste pour le plaisir de rejouer notre musique ensemble. Ça a été le vrai point de départ. On a tout de suite suscité un certain intérêt, car entre-temps, Alan McGee avait repris le nom du groupe pour baptiser son label. Quand il a su que nous jouions de nouveau ensemble, il nous a dit « Qu’est-ce que vous attendez pour enregistrer ? » Alors, nous avons écrit de nouvelles chansons, et… nous voilà ! » C’est un homme neuf, tout juste âgé de 53 ans, qui parle. Kenny Pickett n’a pas eu de chance avec le rock. Chanteur et leader éphémère d’un groupe voué à la marge, il aura passé le plus clair du quart de siècle écoulé tapi dans l’ombre de ceux qu’il tutoyait au temps où Londres swinguait. Ses plus hauts faits d’armes durant toutes ces années d’anonymat : avoir été roadie de Led Zeppelin à l’orée de son envol, puis avoir écrit une paire de chansonnettes à succès dans les seventies, pour le compte d’artistes ringards dont la renommée n’aura jamais mordu sur les limites étroites du Royaume-Uni. Sûr qu’il devait rêver d’une tout autre destinée, lorsqu’en 1966, jeune mod impétueux et raffiné, il décide de transmuter son Mark Four combo de rhythm’n’blues immaculé en The Creation, artefact électrique affrété pour conquérir le monde. Dès le premier single, Making time, tout est en place. Shel Talmy, le producteur à la mode du temps, est aux manettes. La section rythmique, haletante et plombée, semble n’avoir d’autre pulsion que d’en découdre avec une voix qui se traîne lascivement sur une mélodie tridimensionnelle. Et puis, il y a la guitare d’Eddy Philipps, de la braise ardente qu’il tisonne sadiquement avec un archet de violon, comme ça, pour le plaisir de créer du boucan, longtemps avant que Jimmy Page ne dérobe l’idée pour en faire un numéro de cirque. Impavide, Eddy ne trouvera à l’époque que ces quelques mots cinglants pour décrire la musique de Creation : « rouge, zébrée d’éclairs violacés ».
Pete Townshend, en connaisseur avisé et par le feed-back alléché, s’empresse alors d’adhérer au fan-club du groupe la légende veut même qu’il ait tenté de débaucher Philipps et d’en faire un hypothétique cinquième Who. Des Who qui, justement, s’envolent au même moment dans les charts en compagnie des Kinks et des Small Faces, tandis que The Creation, envers et contre toute logique, se morfond dans les profondeurs des palmarès. Les singles dévastateurs ont beau succéder à des prestations scéniques azimutées véritables happenings orchestrés par un Kenny Pickett halluciné qui barbouille des toiles à la bombe avant de les brûler , une légende peut bien prendre corps, rien n’y fait : The Creation reste en panne de succès et ne récolte guère que les dividendes d’une gloriole glanée en Allemagne, où des Boney M futés sauront, bien plus tard, engranger quelques dollars avec une reprise discoïde de Painter man. « Cet insuccès chronique était extrêmement frustrant à vivre. Surtout par rapport aux Small Faces. Je ne veux pas casser du sucre sur leur dos, mais à la base notre musique était bien plus excitante que la leur, nous savions que nous étions un meilleur groupe. Ils n’étaient pas mauvais, mais ils avaient surtout cette image qui passait bien auprès des jeunes adolescents. Nous, nous étions teigneux, violents, mais toujours très mélodiques. Je pense que la véritable course se disputait plutôt entre les Who et nous. Mais c’est eux qui l’ont emporté quand ils ont sorti I can’t explain. Ensuite, il y a eu My generation et nous, nous sommes restés collés dans les starting-blocks. » Déjà, l’amertume et la rancœur parasitent les esprits et Jack Jones, bassiste aux canines particulièrement aiguisées, pousse Kenny Pickett vers la porte de sortie. Privé de son chanteur, le groupe trouve encore l’énergie d’enregistrer deux titres essentiels Life is just beginning, ourlé de cordes baroques, et How does it feel to feel, un brûlot lysergique et cauchemardesque réinvesti mollement par un Ride énamouré avant de se désagréger au printemps 1968, en dépit du retour de Pickett aux affaires. « The Creation n’aurait pas dû se séparer au moment où il l’a fait. A mon avis, si nous avions persévéré une année ou deux de plus, nous aurions fini par dégoter une major. Le vrai problème, c’est qu’on ne trouvait nos disques nulle part en Angleterre. Nous aurions pu aller en Amérique et devenir un grand groupe. Mais je ne regrette rien. On ne peut jamais savoir ce qui va arriver, si on a raison ou pas, personne ne contrôle le succès. Tous les musiciens doivent connaître ça. Ils ont foi en leur musique mais râlent après leur management, après leur label. On en avait tellement marre d’être dans la dèche qu’on en est arrivés à tous se regarder en chiens de faïence. Le groupe a fini par se disloquer de lui-même, de l’intérieur. » Fin du premier acte et genèse d’un mythe.
Pendant que les membres de The Creation végètent dans les coulisses de l’industrie de la musique Bob Garner, le batteur, sera même un chanteur de cabaret de seconde zone , les fans ne désarment pas. Au début des années 80, c’est le label Edsel, la mémoire vivante du rock anglais, qui consigne tous les singles du groupe sur une compilation exutoire qui servira de révélateur à toute une génération de jeunes gens au regard fuyant sous la mèche épaisse et aux guitares déchiquetées. A peu près à la même époque, un Ecossais au nez fin est en quête d’un patronyme pour le label qu’il vient de fonder il choisira Creation. Alan McGee, bientôt promu au rang de pape de l’indie-rock, poussera même la dévotion jusqu’à baptiser son propre groupe du titre d’une face B explosive de Creation, Biff Bang Pow. « Ce statut de groupe culte, tous ces gens qui nous admirent Alan McGee et Ride, mais aussi les frères Gallagher qui nous ont demandé de faire la première partie d’Oasis, il y a un an à Manchester , ça a beaucoup compté pour nous. En écoutant leurs disques, on s’est rendu compte que notre musique était encore crédible. En plus, la plupart de nos fans ne nous avaient jamais vus sur scène, alors pourquoi ne pas leur faire ce petit plaisir ? Nous ne recherchons pas la célébrité, nous voulons juste prendre du bon temps avec notre musique, être relax et l’apprécier en espérant que tout le monde l’appréciera comme nous. C’est la vraie raison de notre retour. » Nous, on veut bien. Mais sous cette sérénité de façade, on ne peut s’empêcher de déceler un parfum de revanche entêtant, de rage froide, de frustration rentrée qui sous-tend ce discours aimable de quinquagénaire philosophe. Ils en ont trop bavé, à la retraite forcée, les vieux gars de The Creation, trop avalé de couleuvres, trop remâché de rancunes, tandis que leurs congénères d’antan se vautraient dans la gloire et l’argent facile.
Alors aujourd’hui que c’est enfin à leur tour de s’approprier une parcelle de renommée, de se faire une petite place au soleil, on est prêts à tout leur pardonner, même de déchirer l’image figée de quatre mods insolents qu’on gardait jalousement dans l’album aux souvenirs.
D’autant que, de toutes ces années dilapidées, passées à ronger leur frein en se contentant des miettes du banquet, ils ont su rapporter ce petit supplément de dignité et de sincérité qui les place définitivement à part, très loin du ridicule d’autres entreprises évoquées plus haut. Power surge leur premier véritable album, en fait se consume d’une ardeur brouillonne, presque adolescente, comme si rien n’avait changé depuis 1966. La guitare d’Eddy Philipps explose en larsens pyrotechniques, Kenny Pickett s’arrache ses vieilles cordes vocales, les autres suivent comme ils peuvent, peu importe. Douze chansons toutes neuves, douze petites chansons volées au temps qui passe, douze chansons de purs grands enfants, assez innocents pour clamer que « les hommes libres vivent à jamais ».
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