Quatrième roman de l’auteur malaisien de langue anglaise, “Nous, les survivants” est la confession d’un crime commis au hasard par une victime du “miracle économique” est-oriental. Un choc.
La littérature de Malaisie est un continent largement inconnu. A cet égard, Tash Aw reste une précieuse exception. Plusieurs de ses livres ont déjà été traduits, dont Le Tristement Célèbre Johnny Lim (2006) ou Secrets d’un milliardaire cinq étoiles (2015), louangés à juste titre par la presse française. Sa relative notoriété tient à la haute densité romanesque de ses écrits mais aussi à son cosmopolitisme. Né en 1971 à Taïwan dans une famille de Sino-Malaisien·nes, il passe son enfance à Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, avant de rejoindre l’université de Cambridge, Angleterre (pour des études de droit). Il vit aujourd’hui en France, parle le mandarin, le malais, l’anglais et le français.
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Son nouveau roman, Nous, les survivants, bien que campé dans un village de la côte Ouest de la Malaisie, se ressent de ce polyglottisme qui est aussi une polyphonie. Ecrit en anglais, il est ponctué d’apartés vernaculaires. Ce qui le met en osmose avec son sujet diffracté. Le récit est mené par Ah Hock, un misérable qui, de galères en emplois calamiteux, tente d’exhausser sa condition. Jusqu’à la rupture et un meurtre perpétré à peu près sans raison.
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Style de glace, récit de feu
C’est une confession rétrospective dont on ne saura jamais à qui elle est vraiment adressée : à nous autres, lecteur·trices, ou à cette jeune sociologue sino-américaine qui enquête sur l’archéologie de son crime. “Je l’appréciais parce qu’elle me laissait parler. Et je la détestais parce qu’elle me poussait à parler.” Un monde se dévoile, labyrinthe de cauchemars : industrialisation sauvage, prolétarisation des anciens pêcheurs, surexploitation des travailleurs clandestins, pollution, massacre des cultures autochtones. Victime, Ah Hock est aussi un bourreau lorsqu’il découvre qu’il y a plus damné que lui, jusqu’à se venger en tuant un émigré inconnu. “Pourquoi ? C’est ce que vous voulez savoir, exactement comme tous les autres. Comme les autres, vous allez être déçu.”
Style de glace, récit de feu, augmenté d’un sens percutant de la description. Pour camper la femme d’un de ses patrons : “Sa voix était aussi perçante qu’une foreuse attaquant du béton.” Dans une cabine téléphonique où il attend un appel pour un boulot : “Sur le dôme de plastique au-dessus du combiné, quelqu’un avait gratté quelques graffitis, une espèce d’œuvre d’art rare et délicate gravée dans le verre, le nom du Premier ministre, suivi d’une injure : PANTAT. Ces mots avaient été écrits de l’extérieur, et il m’a fallu un petit moment pour déchiffrer les lettres en miroir. Cela m’a fait rire. Qui prend le temps de s’attarder devant une cabine téléphonique pour traiter le Premier ministre de connard ?” Ou encore lorsqu’il repère une Rolex au poignet d’un nouveau riche : “Les objets rutilants et coûteux que leur propriétaire portait comme par défi. Regarde-moi, résiste-moi. Convoite-moi, rejette-moi.”
Une des premières descriptions a valeur de résumé glaçant quand est détaillé l’enchâssement d’une ruine par la végétation : “Des racines s’agrippent aux murs, maintiennent ensemble les briques, la pierre et ce qui reste de peinture, et des branches percent par des trouées dans la toiture. Où finit l’un et où commence l’autre ? Lequel est vivant, lequel est mort ?” C’est ici aussi la Malaisie.
Nous, les survivants (Fayard), traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel-Guedj, 384 p., 23 €
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