Lauréate du Prix MAIF pour la sculpture 2021, l’artiste et chercheuse Marion Roche imagine une sculpture évolutive qui, par l’impression 4D, matérialise les rêves. Entretien.
Fondé en 2008, le Prix MAIF pour la sculpture se réinventait l’année dernière et précisait son orientation : l’accompagnement d’artistes œuvrant au plus près des nouvelles technologies dont les usages, et les possibilités, sont encore en chantier.
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Après les impressions 3D en béton de Grégory Chatonsky et Goliath Dyèvre en 2020, le Prix MAIF a, cette année, été décerné à Marion Roche. Artiste et chercheuse, ses recherches philosophiques autant que plastiques, s’attachent à redéfinir en concepts et en formes l’être et l’individu comme entité multiple et mouvante.
Si l’artiste, née en 1990 et actuellement basée à Lyon, mêle sculpture et technologies numériques, manière pour elle de dépasser la fixité de la forme, le projet “Je viens de te voir en rêve” prolonge en les amplifiant son intérêt préalable pour les neurosciences en venant investir la technologie 4D encore en cours de développement.
Vous êtes artiste et chercheuse. Comment ces deux versants s’articulent-ils au sein de votre pratique ?
Marion Roche – Je ne suis pas passée par une école d’art, j’ai plutôt un parcours de philosophe. Je suis actuellement en doctorat en philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon 3, que je mène en co-direction avec l’ENSBA – l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon. En parallèle, j’ai toujours eu une pratique artistique autodidacte. Celle-ci est protéiforme : j’ai commencé par la sculpture, tout en pratiquant également la photographie et la musique, avec des formes qui évoluent en fonction des recherches que je mène. A un moment, je n’ai plus voulu faire de formes, et je me suis alors tournée vers ce que l’on appelle les nouvelles technologies. Le Prix MAIF marque un retour vers la sculpture que j’avais un temps délaissée. J’ai voulu voir comment je pourrais me réapproprier le rapport à la forme, afin de la retrouver dans le mouvement.
Quel serait le cœur commun à vos recherches, le questionnement qui sous-tend et anime vos différentes créations ?
Je travaille sur le rapport à l’être : comment le penser avec les nouvelles technologies, comment la perception évolue avec les nouveaux médias, et comment le mouvement reformule les questionnements ontologiques. Cela fait notamment appel à la notion du “dividu”, pour ne plus penser l’être en tant qu’individu, un et indivisible, mais le concevoir plutôt comme un être fragmentaire, multiple, et en processus permanent. Il s’agit de voir comment les technologies et les nouveaux médias sont un reflet de cette nouvelle façon d’être au monde, et comment ils nous aident à la penser autrement.
Qu’est-ce que distingue Je viens de te voir en rêve de vos précédentes sculptures ?
Ce qui m’a vraiment intéressé, c’était d’essayer de ne pas figer la forme. Dans ma pratique préalable de la sculpture, je me battais beaucoup avec le rendu trop figé. Je voulais trouver comment ces nouvelles technologies pouvaient permettre de rester dans un rapport au mouvement et au processus. Pour cette raison, je me suis rapidement tournée vers la 4D, soit une impression 3D, à laquelle est rajouté le mouvement dans le temps, défini en fonction d’une variable extérieure. Pour Je viens de te voir en rêve, j’ai voulu travailler sur le rêve à travers des mouvements basés sur des électroencéphalogrammes. La nature des sculptures est processuelle, elle est réélaborée à chaque fois dans des temporalités qui ne sont pas forcément linéaires.
Le projet est fondé sur une technique encore en cours de perfectionnement. Comment votre idée initiale a-t-elle évolué face aux possibilités concrètes de sa réalisation ?
Nous sommes encore en phase d’exploration. Nous allons commencer à mettre en place les premières expérimentations, avec Christophe Marquette, biochimiste du laboratoire 3d.FAB, qui travaille sur cette matière et avec une neuroscientifique du Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon qui va m’aider à capter ce qu’il se passe pendant les phases de sommeil, pendant les rêves. Les résultats sont pour l’instant assez probants. Ce qui a évolué, c’est qu’au début, nous aurions dû travailler en fonction de la luminosité pour activer les formes, mais nous allons finalement plutôt les animer par rapport à l’hydratation. Il s’agit de petits détails qui ont dû être ajustés en fonction des possibilités techniques, lorsqu’elles ne peuvent pas encore se faire ou bien restent trop expérimentales, car ce sont encore des premières mondiales et des applications qui n’existent pas encore. Une grande partie du projet concerne également le design de forme, car pour moi, l’un des aspects fondamentaux est également de parvenir à un rendu très transparent, ce qui n’est pas simple à obtenir.
Comment la collaboration avec les équipes du laboratoire impliquées s’est-elle déroulée ?
Cet aspect précisément est passionnant, enthousiasmant et enrichissant. Les interactions personnelles étant primordiales pour moi dans la manière de travailler. Or, j’ai eu beaucoup de chance, car je suis tombée sur des équipes qui se sont montrées intéressées dès le début, avant même que j’aie la réponse du Prix MAIF. Avec les biochimistes et les ingénieurs, c’est un échange qui va dans les deux sens, et l’énergie provient également d’eux car ils sont habités par l’envie de voir le projet prendre forme. Je leur apporte des défis à relever, ce qui les intéresse car ils travaillent essentiellement dans le champ médical. Jusqu’ici, il s’agit d’une technologie développée et utilisée dans le domaine cardiaque, pour faire, par exemple, des valves qui s’ouvrent et se referment par rapport au flux sanguin.
D’où provient votre intérêt pour le rêve ?
C’est un sujet qui revient souvent chez moi. J’avais déjà fait des pièces en lien à la neuroscience, car le cerveau m’intéresse particulièrement. Le rêve serait finalement ce qui nous est le plus intime : il est en nous, il n’est pas partageable et nous accompagne dans les moments où nous sommes seuls. En même temps, son fonctionnement et son origine restent encore soumis au mystère le plus total. Il s’agit encore d’une zone de flottement qui n’est pas comprise par la science. Je pense que c’est dans ces interstices-là que les dialogues entre l’art et la science prennent toute leur ampleur, puisqu’il est encore possible de tout imaginer et tenter sans se heurter à des dogmes. Il est possible de donner un point de vue sur une réalité qui nous échappe encore. Dans le rapport très particulier à cette crise que nous vivons actuellement, où nous ne pouvons pas aller à l’extérieur, l’espace du rêve demeure un voyage, et l’intériorité, un espace à conquérir. De manière générale, j’aime questionner dans ma pratique le rapport aux lieux qui nous échappent, pour essayer de voir comment nous pourrions les appréhender tout en restant dans l’interprétation.
Comment les sculptures seront-elles présentées ?
Les formes seront évolutives. Elles pourront s’ouvrir, de sorte à leur conférer un aspect organique, et à l’intérieur d’elles sera gravé un mot ou une phrase relative au rêve en question. Bien que les nouvelles technologies permettent de faire des choses très complexes, notamment au moyen de capteurs, je voulais au contraire les utiliser pour parvenir à une autonomie de la matière et retomber sur quelque chose de très simple, naturel et humain. Le caractère intime du rêve est alors précisément retrouvé en passant par la technologie.
Quelles seront les prochaines étapes de leur réalisation ?
Nous allons prochainement commencer avec les premiers enregistrements cérébraux, qui restent soumis à la nature expérimentale du projet : dormir et rêver en laboratoire. Ces problématiques pratiques sont aussi très belles, car on sait aussi que les tests induisent des conditions différentes que celles que l’on connaît chez soi. J’ai également eu de premiers rendez-vous avec les ingénieurs qui travaillent sur la 4D, par rapport au matériau pour obtenir une esthétique transparente. De leur côté, ils travaillent déjà sur le sujet pour des publications scientifiques, donc cela sert aussi leurs propres recherches. L’idée est d’arriver à un résultat final en décembre, avec une sculpture produite en deux exemplaires.
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