[À l’occasion des 30 ans de l’album “Loveless”, nous vous proposons de redécouvrir cette rencontre ] Leader obsessionnel et secret de My Bloody Valentine, Kevin Shields parle. De ses débuts, de son exigence, de la scène shoegaze, et de ce qu’il aurait dû dire à Nick Cave un soir après un concert.
– Partie 1/2
Kevin Shields, mastermind du groupe britannique My Bloody Valentine, n’a pas le sens de la mesure, et c’est bien pour cela qu’on l’aime. Quatre heures trente d’interview, et encore, c’est nous qui stoppons la conversation – lui aurait pu continuer ainsi toute la nuit, à louer la grandeur de Loveless, leur album culte aux nappes renversantes commencé en 1989, paru en 1991 et qui signa la ruine de leur label Creation, à s’agacer contre la catégorisation trop hâtive à son goût de shoegaze dans laquelle certains les enferment, à raconter la physicalité de la musique, les squats des débuts, sa fascination pour le punk, le hip-hop, les Beatles et Brian Wilson des Beach Boys, à marteler sa quête d’équilibre et sa “politique du zéro compromis” qui le fit souvent passer pour un doux dingue. En audio uniquement, refus catégorique de la visio.
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Confiné dans sa campagne irlandaise, celui qui sublima la bande originale de Lost in Translation de Sofia Coppola en composant quatre titres vaporeusement déments, tourna à la guitare avec Primal Scream et signa avec Patti Smith un hommage à Mapplethorpe (l’album The Coral Sea) nous parle à l’occasion de la sortie sur les plateformes de streaming de la discographie intégrale de son groupe, ainsi que de la réédition de leurs trois albums, Isn’t Anything, Loveless et m b v.
La crise que nous traversons te rend-elle anxieux ?
Kevin Shields — Elle ne me surprend pas. De mon point de vue : tout a atteint sa limite, l’économie, le climat… Tu n’obtiens pas de changement sans beaucoup de stress et de drame. On s’y attendait d’une certaine façon. L’époque que l’on vit, et le reste de ma vie, seront plutôt dramatiques. C’est dans la nature humaine d’agir comme si rien ne se passait, jusqu’à la dernière minute. Les gens attendent que la poubelle déborde et empeste pour la sortir.
Ça te rend triste ?
La tristesse ou l’anxiété ne sont pas les bons termes, car ils impliqueraient un choc, une prise de conscience. Or, j’en avais déjà totalement conscience. Quand tu grandis dans un monde underground, tu as conscience que tout n’est pas OK, que le monde est brisé alors que le monde et la musique mainstream reposent quant à eux sur des valeurs éphémères, sur du marketing. J’ai grandi avec des gens qui parlaient du climat, de l’extinction des espèces, dans un monde où le futur n’est pas pris pour argent comptant. Je suis d’une génération moins conditionnée. Les gens croient ce qu’on leur dit, et pensent donc que les politiques vont régler les problèmes parce qu’ils le disent. Je ne dis pas ça de façon méprisante. C’est normal.
Tu fais de la musique pour exprimer la brisure du monde ?
Oui, mais il n’est pas plus brisé qu’un enfant devenant un adolescent. Il est brisé du point de vue de l’enfant, mais l’adulte voit que l’enfant doit devenir un ado même s’il n’en a pas envie. C’est la même chose pour le monde. Il doit cesser son immaturité et grandir. Nos problèmes n’ont rien de mystérieux. On les connaît depuis longtemps. Mais notre plus grand problème reste notre immaturité, notre inconséquence. Cette crise peut provoquer le passage à l’âge adulte dont le monde a besoin. Là, tout de suite, on le voit comme quelque chose de négatif, car la peur fait ressurgir nos pires côtés. Mais ça ne dure pas.
Les gens doivent se réveiller, et je crois que tout le monde le sait. C’est une période de stress, de tension. C’est très douloureux. ça peut ressembler à la fin du monde. L’anxiété, la tristesse, la peur… C’est petit face à la frustration, la colère et le besoin que les choses changent et vite. Ce sont des sentiments très forts chez moi. La colère naît de la frustration. Certains ne peuvent pas aller voir leur parent malade, quand d’autres continuent de partir en vacances… C’est une période où l’on a vraiment envie de botter quelques culs.
A l’origine, pourquoi as-tu eu envie de commencer à faire de la musique ?
Je voulais être dans un groupe depuis tout petit. Je voyais The Partridge Family ou The Monkees [deux séries télé britanniques mettant en scène des groupes montés pour l’occasion]. Moi aussi, j’avais des frères et sœurs, et je me disais qu’il fallait former un groupe. Cette idée m’est restée. Je voulais aller dans le punk. J’aimais ce qu’il s’y produisait visuellement, cette façon de danser. Puis j’ai vraiment commencé parce que quelqu’un m’a demandé si je voulais être dans un groupe et que j’ai répondu : “Ouais, carrément ! » J’ai pris une guitare. Je ne savais pas jouer ni même l’accorder, mais j’étais dans un groupe. Mais la première chose créative que j’ai faite, c’était à l’aide de deux magnétophones. J’ai commencé à enregistrer ce que certains appelleraient de la musique concrète. J’utilisais un aspirateur, des ustensiles de cuisine, des jouets. J’ai créé un collage sonore avec beaucoup de bruits, dont celui d’enfants qui se retiennent de rire. J’avais 11 ans.
Quelle est, selon toi, la différence entre le bruit et la musique ?
Le bruit peut être n’importe quoi. Avec la musique, il est question d’harmoniques. Même si tu as l’impression que c’est du bruit. Il y a toujours une relation harmonique. Je n’entends jamais la musique comme du bruit. La musique noise est simplement une musique très riche harmoniquement parlant.
My Bloody Valentine sort enfin toute sa discographie sur les plateformes de streaming. C’était important pour toi ou c’est une volonté de Domino, le nouveau label du groupe ?
Important… quasiment. Je serais hypocrite si je ne l’avouais pas, car j’ai pris un compte Spotify il y a un an et je l’utilise pour checker des trucs. L’autre jour, je parlais à un Brésilien qui m’expliquait qu’ils n’ont pas nos albums… Ça serait vraiment snob de ma part de refuser le streaming. De ce point de vue, je suis heureux de cette disponibilité. Mais, personnellement, si je veux écouter quelque chose proprement, j’ai besoin d’un CD. Je suis vieux jeu. Et puis le streaming paie très mal, à moins d’être méga-mainstream.
Tu écoutes ce qui sort aujourd’hui ?
Toujours, tout m’intéresse. Je suis hyper inspiré par la pop mainstream, comme par des choses plus ésotériques. Tout est potentiellement légèrement intéressant.
Tu nous parles beaucoup de ce que vous avez déjà sorti avec My Bloody Valentine. Serais-tu nostalgique ?
J’en ai beaucoup parlé en 2018 et c’est à peu près tout. En 2012 également, car nous remasterisions tout. Et là, j’en parle car nous ressortons tout. Je ne suis pas nostalgique. Je devais tout remasteriser, donc je l’ai fait. Je voulais faire des versions analogiques, donc je l’ai fait. Ça devait se produire. Ce n’est pas de la nostalgie. C’est vraiment pensé au temps présent. Là, nos albums vont être disponibles en vinyles comme ils ne l’avaient pas été depuis trente ans. Nos vinyles n’ont pas été distribués dans les disquaires depuis 1992. Tout le reste n’était que des bootlegs, mais rien d’officiel. Donc c’est assez inédit.
Cela fait longtemps que nous sommes présents et que, paradoxalement, nous ne le sommes pas. Nous n’avons pas été disponibles en streaming pendant des années. L’album m b v n’a jamais eu de distribution traditionnelle. Pour différentes raisons, nous nous sommes retrouvés dans une situation où la plupart de nos albums coûtent 200 euros en ligne. Ça pourrait durer longtemps, mais c’est vraiment stupide. Je suis content de mettre un terme à ce cycle d’obscurité commerciale.
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Que penses-tu aujourd’hui de votre album culte, Loveless, paru en 1991 ?
Je l’ai fait de telle façon qu’il n’est pas question de dire que j’aurais pu faire autrement si j’avais eu plus de temps, ou de faire mieux. Je l’ai fait du mieux que j’ai pu. Je ne le referais pas ainsi, mais tout ce que j’ai fait à l’époque je l’ai fait pour une raison précise. L’auditeur a un grand rôle dans l’expérience d’écoute de Loveless, car les éléments sont mixés de manière que tu puisses les écouter individuellement. Ton esprit peut se concentrer sur ce qu’il souhaite. Ton imagination devient partie prenante du processus. Du moment que l’être humain conserve ce même type de cerveau, Loveless produira le même effet.
Quel effet recherchais-tu à l’époque ?
J’étais obsédé par l’idée que les choses ne fassent qu’une. L’idée de la séparation me rebutait. Ce n’était pas un processus intellectuel. Je savais ce que je devais faire. J’avais des images mentales de ce à quoi ça devait ressembler. Il y avait peu de questionnements ou de prises de tête. Tout était fait intentionnellement. C’était comme sculpter ou peindre. Tu sais ce que tu veux et tu y vas étape par étape. J’étais très sûr de ce que je faisais. Mon objectif était simplement d’y parvenir, guidé par mes sentiments et mon intuition. La différence entre ce qui était juste et ce qui était mauvais me paraissait évidente.
De quelles images mentales parles-tu ?
L’album existe à travers un langage mental dans mon esprit. Quand j’entends quelque chose, par exemple une batterie, je la vois. Ou du moins je vois la clarté qui lui donne une certaine esthétique, certaines formes. Le son de la batterie est spatial. Une basse va bouger de façon épaisse et large. Chez moi, les fréquences déclenchent des formes. Je n’entends pas vraiment la mélodie. Je vois un éclat, une netteté. Ce genre de choses est de plus en plus utilisé dans la représentation de la musique sur ordinateur. Je pense en vérité que la race humaine adopte un mode de communication de plus en plus visuel. Ce qui serait super, car le langage est très limité, et assez abstrait. Peut-être verrons-nous de plus en plus de musique visuellement. Dans ma tête, je ne pense pas en termes de phrases. Je me représente les choses. Si tu me parles de Frank Ocean, le premier artiste que j’ai écouté sur Spotify d’ailleurs, je te répondrai en impression. Je ne me souviens pas des mélodies mais d’une sensation de liberté.
On parle d’ailleurs très peu des paroles de My Bloody Valentine, comme si elles se retrouvaient véritablement mangées par la puissance des instruments. Leur contenu est-il important ?
Oui, douloureusement important. C’est la seule zone musicale que je qualifierais d’épreuve. Elle implique des nuits d’insomnie, des heures d’inconfort, puis je pense qu’une partie de moi-même cède d’épuisement. Tu tombes amoureux de tes morceaux. Ils deviennent comme tes propres enfants. Tu te sens très protecteur à leur égard. Quand tu connectes autant avec ce que tu fais, la dernière chose dont tu as envie c’est de mettre des mots qui te gênent au sommet de la pyramide. Tu peux faire beaucoup d’efforts pour créer quelque chose et tout détruire avec quelques mots. La signification est importante. Nous n’avons jamais écrit d’histoire abstraite à propos d’un tiers. Les paroles sont la partie brute du groupe, on ne peut pas faire semblant.
Te souviens-tu comment tu as écrit When You Sleep par exemple ?
Oui, c’était une mélodie d’amour. Très simple. C’est venu en une heure, certains mots, la mélodie vocale et toutes les guitares et les cordes. Les voix sont légèrement étirées par rapport à ce qui serait naturel, par rapport à un rythme normal. Ça pourrait sonner comme du mauvais songwriting. Sur Loveless, tous les rythmes étaient étirés. Il peut y avoir une syllabe ici ou là qui semble fausse ou débile, mais pour moi, il s’agissait de sortir de son conditionnement justement. Je ne voulais pas de naturel. Le début a donc été fait rapidement, puis on a fait les overdubs, la guitare… Les voix sont arrivées des mois plus tard.
Sur Loveless particulièrement, les morceaux semblent imbriqués les uns dans les autres. Est-ce ainsi que tu les as conçus ?
Inconsciemment, je passe mon temps à équilibrer les choses. Si tu prends le vinyle de Loveless, le premier morceau a une relation très forte avec le premier morceau de la face B. Chaque titre a son miroir. I Only Said et Soon, Only Shallow et Come In Alone, Loomer et Sometimes… L’album se tend un miroir à lui-même. Il s’écroule en lui-même tel l’ouvrage d’un long parcours. Si tu écoutes le CD, tu ne vas même pas penser à tout ça. Je ne l’ai pas fait intentionnellement. C’est l’intuition qui m’a guidé. Je ne pouvais pas être en désaccord intellectuel avec elle. Je ne changerais rien aujourd’hui, car ce n’est pas un concept, ce n’est pas intellectuel mais intuitif. Mon intuition a toujours été dix fois plus exacte que ma raison. Mon intuition, c’est mon Dieu. Je la suis et tout se produit de la bonne façon.
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Tu parles de musique de façon quasi mystique, religieuse…
Je ne dirais pas religieuse ni mystique, mais je suis très intéressé par la relation entre la conscience et les sentiments, par la physicalité du son. Je suis certain que si des extraterrestres différents de nous nous voyaient, ils considéreraient notre musique comme une création physique dans le réel, de la même façon qu’un immeuble.
Tu aimerais pouvoir la saisir ou la toucher ?
C’est quelque chose que je ressens en l’expérimentant. Je ne la ressentirais pas mieux si je la tenais fermement dans mes mains. C’est déjà assez nul comme ça de travailler avec un enregistreur-cassette !
Que ressens-tu quand tu écoutes Loveless ?
Beaucoup de vérité. Quand je l’écoute, je travaille dessus donc il n’y a pas de dimension nostalgique. Quand je l’ai écouté pour la première fois en analogique, tous mes souvenirs ont refait surface, ce n’est pas le cas quand je l’écoute en digital. J’ai compris que mon cerveau reconnaissait l’analogique. Mais sinon, non. C’est le contexte qui peut modifier mon écoute. Si j’entends Loveless à la radio, au téléphone… Là, je peux penser différemment. La dernière fois que je l’ai écouté, j’ai repensé à certaines productions que j’avais faites à l’époque et je me suis dit que je devrais les refaire. Je les avais un peu abandonnées. Je veux y retourner car ça marche vraiment bien. La dernière fois que j’ai écouté Loveless, je pensais donc à la nouvelle musique que j’allais créer. Ça m’a donné des idées.
Tu n’as jamais eu peur d’expérimenter, de casser des barrières ?
J’ai commencé à jouer de la guitare en 1980 et déjà à cette époque, la musique électronique était plus populaire. Au bout d’un an, je trouvais ça ringard la guitare et je voulais un synthé. Mon voyage avec la musique a été de vouloir quelque chose de différent. L’idée d’être différent était banale, à tel point qu’elle en est devenue ennuyeuse. L’idée d’être une personne sérieuse, de faire un son étrange, quelque chose de froid et d’inédit est, en partie, la raison pour laquelle nous sommes allés vers le garage rock, et avons commencé à faire des morceaux pop.
Je me suis senti transcendé comme je ne l’ai jamais été par ce que l’on appelle de la musique expérimentale. Je trouvais tout morne et ennuyeux, car mes racines, mes premières inspirations étaient les Beatles et le punk. Mais je suis arrivé au punk quand le post-punk débarquait. Quand je suis parvenu à Joy Division, en 1980, ils commençaient New Order. Et au fil de leurs albums apparaissait l’idée que la musique est faite pour se développer, changer, essayer de nouvelles technologies.
Cette idée était inscrite dans mon ADN. Bien entendu, nous rencontrions pas mal de résistance. Nous nous y sommes habitués. J’ai pris la situation en main et décidé d’ignorer. Notre label à l’époque, Creation, a arrêté de nous parler en expliquant que j’étais devenu fou et que nous ne faisions plus de la musique, que ça allait trop loin, que c’était trop bizarre. Moi, je répondais : ‘Ça n’a rien de bizarre, vous ne chopez juste pas le truc.’ (Rires) Nous étions livrés à nous-mêmes. Heureusement, nous étions soutenus par tous ceux que nous avons crédités sur l’album, qui ont été précieux. Moi, je faisais mon truc. Je n’avais pas l’impression de casser des barrières. C’était comme créer mon propre univers. Qu’il soit compris ou apprécié était hors de ma portée…
Comment est venue l’idée de mêler ta voix et celle de la chanteuse et guitariste Bilinda Butcher, à tel point qu’on ne les différencie plus et que cela produit un certain floutage des genres ?
J’aime chanter haut et Bilinda chante comme elle chante. Je n’ai pas pensé au masculin et au féminin. J’ai fait de la musique. Puis je l’ai mixée d’une certaine façon, sans penser à qui faisait quoi. Il n’y a pas de concept intellectuel. Même si les chanteuses sont une influence majeure pour moi, plus que les voix masculines. Comme Dusty Springfield ou Joni Mitchell. Je perçois une certaine finesse qui m’attire. Björk également. Quand elle est apparue, je suis devenu fan, elle était vraiment unique. Les Beatles ont été influencés par des voix féminines eux aussi, une façon non macho de chanter. Je trouve la façon de chanter des femmes moins offensante que celle de beaucoup de chanteurs. Il y a plein de voix masculines qui transpirent l’ego, qui sont si maniérées, si conditionnées, comme Robert Plant.
Quelle musique te frappait au début des années 1990 ?
Le hip-hop. Une influence majeure. Public Enemy. J’entretenais une relation avec Public Enemy et Dinosaur Jr., qui partagent la même sécheresse, la même franchise. Ce n’était plus la production eighties qui cherchait à tout rendre mignon, joli, sucré. Là, ça sortait d’un ghetto blaster. Je vivais dans des squats une vie très libre et j’écoutais de la musique en mettant le ghetto blaster sur mes genoux et mon visage bien en face des enceintes avec le volume à fond.
L’approche de cette musique était démente. Même si j’aime certaines productions du début des eighties, je me positionnais beaucoup contre elles à cette époque. Je n’aimais pas la réverb’, les effets et tous les trucs qui rendaient le son convenu. La culture des clubs a été très importante pour moi. L’ecstasy, une grande influence dans Loveless. Mais j’écoutais tout ce qui sortait. J’étais ouvert, curieux. Nous étions déterminés à ce que notre son ne soit pas lisse. Nous n’essayions pas d’être intelligents ou sophistiqués.
Et les Happy Mondays, qu’en pensais-tu ?
Ils étaient très cool. Nous avons joué avec eux au New Morning à Paris puis à Rennes, en 1989. Cette dernière date [23 mars 1989] fut spectaculaire. Complètement folle. Il y a eu une baston avec la sécurité. A l’époque, on samplait Public Enemy. Nous avions des morceaux comme Slow ou Soft As Snow qui avaient un beat hip-hop, une forme de rythme. Quand on les jouait, les Happy Mondays déboulaient sur scène et dansaient. Ils avaient capté. Toute cette scène dance de Madchester était géniale, mais nous faisions notre propre truc. Il y avait le club Shoon à Londres où Andrew Weatherall mixait. Il faisait comprendre aux gens que l’important était le groove, pas le nombre de BPM. Quand il a remixé notre morceau Soon, on parlait déjà de s’éloigner de la house. Tout se passait en même temps : les Stone Roses, les Happy Mondays. On vient plus de là et de Public Enemy que du rock en vérité.
Es-tu toujours intéressé par le rap ?
J’adore la trap. j’adore les trucs auxquels on a donné des noms stupides comme le mumble rap. J’adore le rap psyché défoncé. Il y a aussi ce truc, l’hyperpop, je trouve ça intéressant dans son délire extrême. 100 Gecs ont une attitude, ils suivent leur instinct, contrairement à bien d’autres. J’ai toujours aimé Frank Ocean, Tyler, the Creator… Tous ceux qui sont libres, tous ceux qui n’en ont rien à foutre et font ce que bon leur semble. C’est fait avec du cœur et une âme, pas cyniquement, pas de façon intellectuelle.
La musique n’a pas de dimension intellectuelle ?
Malheureusement, je ne peux m’empêcher de penser à la musique au quotidien, mais je ne réfléchis pas en termes d’idées ou de concepts. J’expérimente de nouvelles façons de faire de la musique. L’idée vient spontanément. C’est un besoin, un sentiment qui me guide.
Tu travailles sur de nouveaux morceaux ?
On bosse sur deux albums. L’un traditionnel, le second plus expansif, plus expérimental. Le premier a ce besoin de chansons. Il est assez simple. C’est une question d’équilibre. J’ai commencé avec le second, et l’expérimentation m’a donné envie d’écrire d’autres morceaux plus simples, de travailler avec une guitare et de fredonner par-dessus. Nous allons les sortir séparément mais nous les avons travaillés en même temps. Le premier sera fini dici l’été, le second d’ici la fin de l’année. Donc, quand nous tournerons l’an prochain, nous aurons ces deux albums à jouer.
Tu as joué avec Primal Scream, collaboré avec Patti Smith sur un album hommage à Mapplethorpe, bossé avec Brian Eno sur plusieurs tracks d’ambient… Aimerais-tu collaborer avec quelqu’un d’autre ?
Bien sûr, plein ! Mais dans tous ces exemples, ce sont eux qui sont venus vers moi. Avec Primal Scream, je jouais de la guitare dans le groupe, même si j’ai un peu mixé en studio. C’était agréable. J’accomplissais mon rêve d’être dans un groupe.
Avec My Bloody, je n’ai pas cette sensation. J’ai la sensation de faire quelque chose. Je suis trop en charge pour apprécier une tournée, pour ne penser à rien d’autre… Avec Primal Scream, j’avais la partie fun de la chose. Patti Smith, elle, m’a provoqué. Elle m’a un peu secoué en m’amenant à jouer de la guitare pour moi-même, sans penser aux autres. Je faisais mon truc, en totale improvisation. Ça a été un moment charnière pour moi. Brian Eno… J’ai eu la chance de décrocher le ticket d’or pour le suivre en studio pendant trois jours, voir comment il travaille. Une expérience brillante.
As-tu appris quelque chose auprès de Brian Eno ?
C’est un maître pour rendre le processus créatif et l’enregistrement invisibles. Il n’y a aucun concept ici de “voici une idée, enregistrons-la”. Ça n’existe pas. C’est de l’enregistrement de ce qui se produit, que tu aies une idée ou non. Si c’est mauvais, il le jette à vie. Il ne garde pas des tonnes de choses. Il fait l’album en temps réel. J’adorerais m’en inspirer dans mon travail mais c’est difficile à accorder à la musique analogique.
Tu ne travailles jamais comme ça ?
Non, car tout est basé sur la guitare. Or, il faut choper le son, le travailler, en être satisfait, puis l’enregistrer. Et l’enregistrement tient plus du concert. Il ne s’agit pas d’enregistrer et de couper certains bouts. Il s’agit plus d’une grosse préparation puis d’une explosion d’interprétation pour laquelle tu dois te concentrer à fond. Nous avons arrangé notre studio afin qu’il soit plus simple de passer d’une chose à une autre, que les choses soient moins dramatiques.
Comment bossez-vous ensemble avec My Bloody Valentine ? Tu en es le leader ?
Oui. Je fais la musique en quelque sorte. Mais quand Bilinda est impliquée, tout se concentre sur elle. J’écris la mélodie vocale puis Bilinda l’interprète comme bon lui semble. On enregistre tout séparément, moi avec chacun d’entre eux.
[…]
*La suite de cette interview fleuve avec Kevin Shields est à retrouver ici*
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