Dans un formidable essai fraîchement paru, Fanny Rebillard démontre à quel point la musique tient une place centrale dans “La Légende de Zelda”, la série d’aventures qui fête ses 35 ans. Autre nouveauté, un recueil de “conversations” invite à mieux connaître Satoru Iwata, l’influent ancien patron de Nintendo disparu en 2015.
“Qui oublierait la montée chromatique des quatre doubles-croches jouées en boucle, s’accélérant à mesure qu’on ouvre un coffre, symbole de l’excitation ressentie alors qu’on attend d’en découvrir le contenu ?” Pas grand-monde, sans doute, parmi celles et ceux ayant fréquenté avec un minimum d’assiduité la saga Zelda, qui fête ses 35 ans en 2021.
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Il y a ces jingles qui reviennent d’un épisode à l’autre, mais aussi des thèmes mémorables régulièrement repris et transformés. Il y a, aussi, toute cette dimension musicale de l’expérience elle-même, cette “volonté des créateurs de pousser le joueur à se sentir musicien ou à percevoir la musicalité du monde d’Hyrule à travers les instruments rencontrés et manipulés en jeu”. La musique, de bien des façons, est au cœur de la série de Nintendo, comme le montre brillamment la musicologue Fanny Rebillard dans un essai qui vient de paraître chez Third Editions.
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Sound design
La grande force de ce livre, c’est son parti pris de ne pas choisir entre le souci du détail, par exemple quand il s’agit de souligner comment un thème comme celui des Kokiris d’Ocarina of Time peut “glisser, au fil des années, de la représentation d’un lieu insouciant vers l’incarnation d’un peuple entier, et même d’un personnage clé de l’aventure” dans Breath of the Wild, et la volonté de raconter une histoire plus large qui se trouve être, tout simplement, celle de la musique de jeu vidéo. A travers le cas de Zelda, c’est ainsi la manière même dont sa conception et, plus généralement, celle du son dans les jeux, a évolué entre les années 1980 et aujourd’hui, que montre Fanny Rebillard. Car au départ, à l’époque de Koji Kondo, le compositeur des premiers Zelda ainsi que des Mario aux trois principes fondateurs “rythme, équilibre, interactivité”, la musique était inséparable des bruitages et sa création impliquait encore l’utilisation d’un langage informatique.
Au fil du temps, les techniques se perfectionneront, le sound design deviendra un métier différent et néanmoins complémentaire de celui du compositeur qui, dans le même temps, se libérera de la programmation. Puis l’arrivée d’univers conçus et représentés en 3D modifiera le “placement des sons dans l’espace”, la musique orchestrale succèdera aux sons informatiques et le passage au jeu en “monde ouvert” avec Breath of the Wild modifiera encore l’approche de la musique, devenue plus fragmentaire, plus diffuse. Beaucoup de ruptures, donc, mais aussi, à travers le temps, la persistance de certaines spécificités historiques, à commencer par ce lien indissociable entre la musique, qui ne saurait être simplement plaquée sur une séquence de jeu, et l’univers, le récit ou les actions même de celui ou celle qui tient la manette.
Apprendre à jouer
Comme le démontre Fanny Rebillard dans son ouvrage qui est aussi un exercice d’érudition fascinant (mais jamais asphyxiant), la série Zelda se distingue cependant par cette tendance récurrente qu’elle a de nous faire jouer aussi avec la musique. Du sifflet de l’épisode inaugural à l’ocarina, donc, d’Ocarina of Time, des violons, harpes, xylophones et orgues à collecter dans Link’s Awakening à la baguette du vent de The Wind Waker en passant par les flûtes d’A Link to the Past ou d’Oracle of Seasons et Oracle of Ages, on ne compte plus les instruments de musique qui tombent entre les mains de notre alter ego, lequel ne pourra accomplir sa destinée qu’en apprenant à en jouer. Et nous voilà bientôt tentant de reproduire des mélodies pour provoquer tel ou tel effet sur l’univers et les personnages du jeu. “Faire assimiler de la musique au joueur” apparaît comme l’un des buts même de la série, qui en fait un élément clé de son gameplay. Jusqu’à nous faire souffler dans le micro de la DS pour Spirit Tracks ou imiter le mouvement des mains du héros sur sa lyre avec la manette de la Wii dans Skyward Sword, deux épisodes plutôt mal aimés de la saga que Fanny Rebillard, en s’attardant sur eux, donne bien envie de réévaluer.
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“Formules magiques”
“La musique, plus qu’un simple accompagnement, est ainsi devenue la trace de notre lien avec d’autres personnages, à travers leurs échanges fonctionnels avec Link [le héros récurrent mais pourtant presque toujours différent de Zelda], avec nous”, écrit-elle. Avant d’ajouter que “cette possibilité d’influer sur le sonore” est “importante en tant qu’élément immersif, mais aussi en tant que souvenir : avec des sons si marquants, des mélodies d’arrière-plan ont trouvé un nouvel écho dans tous les esprits, comme autant de formules magiques qu’on aurait parfois voulu entonner dans notre monde”.
D’où, sans doute, toutes les reprises et appropriations diverses des thèmes emblématiques de Zelda, revus en poème symphonique ou en albums chill ou synthwave. D’où, aussi, l’existence de l’improbable et néanmoins génial jeu Cadence of Hyrule conçu par le développeur indépendant canadien Brace Yourself Games, qui ne peut se pratiquer que dans le bon tempo. D’où le fait, enfin, que tant d’années après, même “quatre doubles-croches jouées en boucle” nous fassent toujours un effet fou.
La Musique dans Zelda. Les clefs d’une épopée hylienne de Fanny Rebillard (Third Editions), 246 p., 24,90€
Et aussi :
“Ainsi parlait Iwata-San”
“Pendant une phase de développement, il ne faut pas se poser la question de savoir ce qui manque, mais plutôt ce qu’il faut supprimer. Il faut aussi décider de ce qu’il ne faut pas faire.” Ce n’est pas le conseil que l’on s’attend forcément à lire dans un recueil de “conversations” avec un ponte de l’industrie vidéoludique, mais Satoru Iwata, ancien président de Nintendo disparu en 2015 à l’âge de 55 ans, n’était pas non plus un patron de société de jeux vidéo comme les autres. Pour commencer, il était un ancien programmeur, impliqué dans la conception de nombreux jeux dans les années 1980 et 1990, co-créateur de la série Smash Bros ou sauveur du projet Earthbound au développement mal engagé, ce qui en faisait un cas unique pour un groupe de l’importance de Nintendo. Mais c’est surtout la personnalité d’Iwata qui le distinguait de ses homologues, avec ce mélange d’assurance et d’humilité ou cette vision de son rôle qui le conduisit à deux reprises à diviser son salaire par deux quand Nintendo traversait une période de turbulences (ce que, par exemple, on imaginerait difficilement d’un Bobby Kotick chez Activision Blizzard).
Ouvrage un rien décousu mais néanmoins passionnant, Ainsi parlait Iwata-San entend nous faire partager la “philosophie” de cet homme qui dresse souvent des parallèles entre son premier métier de programmeur et ses fonctions de manager et de gestionnaire, mais ce sont encore les parties concernant plus directement la création des jeux et des consoles qui retiennent l’attention. Celles de la DS et de la Wii, notamment, deux success stories qui durent beaucoup à Iwata et à sa volonté de toujours “surprendre” qui aura aussi guidé la conception de la Switch, lancée après sa disparition. Livre-testament singulier car n’ayant pas été pensé par son “auteur”, Ainsi parlait Iwata-San vaut aussi pour ce qu’il dévoile de la relation entre le patron-programmeur, et Shigeru Miyamoto, le game designer génial, qui est sans doute l’une des clés pour comprendre comment Nintendo en est arrivé là où il est aujourd’hui. On en retient aussi de chouettes aphorismes. Comme celui-ci : “Rencontrer des gens qui se mettent sérieusement en colère et d’autres qui se réjouissent sincèrement, n’est-ce pas là le plus grand intérêt du travail ?”
Mana Books, traduit du japonais par Djamel Rabahi, 192 p., 17€
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