A la faveur du premier album de son groupe STR4TA qu’il forme avec Jean-Paul “Bluey” Maunick, Gilles Peterson remet au goût du jour le Britfunk, courant musical britannique qui illumina les années 1970 mais reste méconnu, malgré son influence patente.
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Il y a des matins, vous devez écrire sur un artiste hardcore, expérimental, sadique et masochiste (faites le test chez vous, passez du Pharmakon après votre premier café de la journée), quand d’autres se déroulent de façon beaucoup plus relax.
Cette belle journée printanière du mois de mars est à classer dans la deuxième catégorie. Ambiance Radio Nova sur la platine, les neuf titres d’Aspects, premier album de STR4TA – duo formé par le vétéran de la scène funk britannique Jean-Paul “Bluey” Maunick et l’inénarrable Gilles Peterson –, s’égrenant tandis que chauffe la Bialetti.
Quelques jours plus tôt, Peterson, DJ, producteur et passeur essentiel du temps présent, évoquait ainsi avec nous le Britfunk, ce variant anglais des grandes fanfares funky made in USA, apparu à la fin des années 1970 et dont se réclame le groupe ad hoc qu’il forme aujourd’hui avec son vieux pote Bluey : “C’était un grand mouvement, énormément de gens s’identifiaient à cette scène”, nous confie-t-il comme s’il haranguait une foule.
“Certains morceaux instrumentaux entraient même dans les charts : Rodney Franklin avec The Groove, Azymuth avec Jazz Carnival… que des tubes ! Mais personne ne jouait cela à la radio. Les médias, qui contrôlent les histoires, n’ont pas toujours raconté l’Histoire. On a beaucoup parlé du punk, des Smiths, de Manchester, c’était énorme, mais d’autres choses se sont passées !”
De nouveaux points de repère sur la carte des scènes musicales britanniques
Porte-étendard du groove à l’anglaise ayant parfois flirté avec Top of the Pops, empreint d’un esprit joueur et DIY, le Britfunk, genre “fusion” par excellence brassant des influences jazz, soul et disco, sortira des clubs et essaimera.
A Bristol, Birmingham, ou encore Manchester, il fixera de nouveaux points de repère sur la carte des scènes musicales britanniques, de la street soul et ses boîtes à rythmes minimales à l’acid jazz, et jusqu’à la flamboyante scène jazz actuelle : “Sans le Britfunk, pas de Kamaal Williams”, se marre l’hôte de Worldwide FM.
Outre l’envie de prendre son pied en studio et de jouer ce son qui a bercé sa jeunesse, lui offrant quelques belles escapades nocturnes, l’idée de Gilles en montant STR4TA était déjà de mesurer l’empreinte laissée par cet héritage sur les kids d’aujourd’hui. Avec, comme point de départ, la cérémonie des Brit Awards 2020, où Tyler, the Creator, venu rafler un prix pour IGOR, a cité l’influence du “british funk des années 1980” sur sa musique.
Rendre à Bluey ce que Bluey lui a donné
“Je pensais qu’il parlait de la période 1978-1982 et je trouvais ça excitant. Je me suis dit que si les Américains avaient découvert cet âge d’or de la musique anglaise, alors il fallait que je fasse un disque avec Bluey. Mais mon fils me disait la semaine dernière qu’il parlait plutôt de Jamiroquai, qui arrive bien après cette période. Je suis en contact avec Tyler, il est plus intéressé par mon côté acid jazz, je crois.”
L’autre grand projet que le Franco-Anglais avait en tête était celui de rendre à Bluey ce que Bluey lui a donné. D’abord en matière de source d’inspiration et d’évasion. A 17 ans, le jeune Gilles scrutait même les pochettes des albums de Light of the World et d’Incognito, deux formations montées par Jean-Paul Maunick, à la recherche d’une adresse où le contacter pour l’inviter dans son radio show clandé.
“J’étais super-fan. En tant que gosse vivant en Angleterre, mais scolarisé en français, j’aurais pu finir n’importe où. Mais quand j’ai rejoint le système éducatif anglais, il a fallu que je fasse mon choix musical et tribal. Deux, trois personnes m’ont introduit à ce mouvement.”
“C’était génial, tu avais d’un côté les DJ et les radios pirates et de l’autre cette influence américaine, mais avec des thèmes très british. Quand j’ai écrit à Bluey, il m’a promis de passer dans ma petite station de radio qui devait émettre à un kilomètre à la ronde. Et il a tenu sa promesse. Avec STR4TA, je voulais montrer aux jeunes que Bluey est aussi important que Stormzy.”
Mettre en boîte un album, nos deux zozos y pensent depuis quelques années
Ensuite, parce que ces deux infatigables ratisseurs de territoires jamais assez rebattus ne se sont plus jamais vraiment quittés depuis. En 1990, le natif de Caen quitte Acid Jazz Records, qu’il a cofondé deux ans plus tôt, et monte Talkin’ Loud, avec lequel il continuera son travail de cartographie des métissages musicaux urbains. Dans son roster, il embarque Incognito, la référence Britfunk qui s’exporte alors le mieux.
“On était restés en contact, et un jour il me dit qu’il veut relancer le groupe. On a sorti sept albums ensemble. Je peux le dire, son groupe m’a sauvé la vie, il a mis de l’argent dans les coffres ! Talkin’ Loud était pointu et avait un véritable succès critique, mais les seuls qui s’exportaient aux Etats-Unis, c’était Incognito. Je dois beaucoup à Bluey.”
Mettre en boîte un album, nos deux zozos y pensent depuis quelques années déjà. Avant le lockdown, il était même question pour Bluey et Gilles de filer au Japon et de rameuter des figures incontournables du jazz nippon, de Hiroshi Fukumura, Terumasa Hino, en passant par Shigeharu Mukai, sur un disque que l’on imagine déjà partir dans tous les sens.
D’autant plus que Bluey et son crew d’Incognito bénéficient là-bas d’une hype qui ne faiblit pas et que Gilles est un inconditionnel du genre : “On est fans de ce pays. Incognito y joue tous les ans au Blue Note. On aime la musique smooth de là-bas, alors on s’est dit pourquoi ne pas y passer deux semaines, bien manger et faire un album avec toutes ces légendes.”
Le projet ne se fera finalement pas, ce qui n’empêche pas les duettistes de faire de la musique ensemble. Fin octobre dernier, un mystérieux maxi s’arrache sur Bandcamp, sans que l’on sache qui se cache derrière le sobriquet STR4TA.
Une petite bombe incognito (vous l’avez) ?
Au générique de ce 45t, on croise, face A, le single Aspects et sa baseline canaille, face B, un mix dub de ce dernier. Dans la grande tradition DIY UK, Gilles Peterson, par l’entremise de son label Brownswood Recordings, structure de défrichage musical essentielle, venait de sortir cette petite bombe incognito (vous l’avez ?). Le public ne le sait pas encore, mais il s’agit alors du premier single extrait de l’album que vous êtes en train d’écouter au moment de lire ces lignes.
Dans un papier du quotidien anglais The Independent, daté du 26 mars, revenant sur la genèse du projet, Maunick explique avoir joué le même genre de trick à son pote Peterson, lorsque celui-ci lui demanda si de vieilles compos Britfunk ne traînaient pas chez lui dans un un tiroir, histoire de voir ce qu’il est possible d’en faire : “Je me suis dit ‘Voyons, si j’arrive à créer un morceau avec ce genre de vibe, seul en studio, avant de le passer à Gilles en prétendant l’avoir trouvé.’”
On ne sait pas bien si Peterson est tombé dans le panneau ou non, ce que l’on sait en revanche, c’est que le groove de ce premier album semble coïncider avec l’idée que l’on se fait des groupes qui ont rythmé l’époque dans laquelle Gilles s’était replongé.
Un parallèle avec la bouillonnante scène jazz londonienne d’aujourd’hui
“Pour moi, l’enjeu, c’était de faire rejaillir de Bluey l’énergie qui irradiait en 1980, 1981. Il faut comprendre que tous ces musiciens étaient vraiment des amateurs, ils ont débuté à Londres, à l’âge de 16, 17 ans, avant de se professionnaliser. Mais avec STR4TA, je ne voulais pas que ça devienne trop bien. Sinon, ça perd de son charme. Je voulais être dans la position dans laquelle je pouvais dire : ‘Non, non, j’aime bien cette faute, on la garde !’”
Œcuménique et fondamentalement tolérant, le Britfunk s’est épanoui dans les clubs et les grands rassemblements, sans trop se soucier des digues séparant les communautés dans une Grande-Bretagne fracturée : “C’est la première scène qui a su réunir les groupes et les DJ”, poursuit Gilles.
A quelques égards près, on peut faire le parallèle avec la bouillonnante scène jazz londonienne d’aujourd’hui, de Kokoroko, signé sur le label de Peterson, Brownswood, à l’immense Shabaka Hutchings, faite de brassages d’influences et ivre de créativité.
“On est arrivés à un point où tous les jeunes qui constituent cette scène n’ont plus besoin des vieux. Les seniors ont tendance à vouloir tout garder pour eux, c’est souvent très difficile de se faire une place. Heureusement, il y a toujours eu ce côté subversif en Angleterre. Les kids se disent : ‘Les anciens ne savent pas mieux que nous, on va faire à notre manière.’”
L’ironie dans toute cette histoire, c’est que le travail de curation entrepris par Gilles Peterson depuis le mitan des années 1980 par l’intermédiaire de ses compilations, émissions et de ses pérégrinations de DJ, aura beaucoup compté dans le parcours de ces jeunes, qui à leur tour éclairent d’une nouvelle manière les scènes pionnières.
Le cycle de la vie, si on veut, même si le règne des outils algorithmiques de maintenant semblent paradoxalement mettre en péril cette mémoire : “Les gens comme moi sont peut-être moins importants aujourd’hui, rigole Gilles Peterson. Les ordinateurs ont trouvé la formule qui marche pour 95 % du public. Mais moi, j’ai toujours travaillé dans les 5 % qui restent. Et 5 %, c’est énorme.”
STR4TA Aspects (Brownsound/Bigwax)
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