Fou, au sens le plus littéral du terme : le concert de Sufjan Stevens hier à l’Olympia fut un spectacle schizophrène, mégalomane, beau et kitsch à la fois. Fascinant. Récit et vidéos.
Avant le rappel obligé, avant l’obligée sublime et terrible John Wayne Gacy Jr. (une pensée pour Xavier Dupont de L.) puis un Chicago de joie final avec ballons de circonstance, Sufjan Stevens finissait par Impossible Soul. Sur disque, l’impossible morceau fait 25 minutes. Sur scène, dans des élucubrations finales qui laissent tout le monde exsangue et, apparemment, très très heureux, il étire encore son puzzle déjà déraisonnable et accentue ses incompréhensibles poupées russes -auto-tune et costume de prêtre disco spatial, chorégraphies sorcières et mots terribles compris. Le morceau, comme le spectacle, se terminent avec d’ultimes phrases susurrées sur un folk temblant, sublime. « Je n’ai cherché qu’à me faire plaisir”, chante-t-il notamment.
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C’était donc ça cet indéfinissable, perturbant, fascinant barnum de 2h30 : un caprice. Un « NON » résonnant ; celui qui, quand il est prononcé pour la première fois par l’enfant, lui fait comprendre que le monde est désormais le sien. Un « FUCK » à tout ce qui désormais se placera entre l’Américain et ses désirs, désirs de folie mentale, désirs de furie physique. La mise en pièce peut-être définitive, et peu discrète, de l’image d’Epinal de Sufjan Stevens. Car le boy scout bigot et ses joliesses folk, le génie de l’arrangement scientifique est mort.
Il est mort avec l’étrange maladie mentale, débilitante, qui l’a frappé entre ses deux derniers albums, qui a cloué ses ailes en aliénant son corps. Maladie dont il a parlé en interview et qu’il a évoqué hier entre deux (espèces de) morceaux, néant angoissant dont il revient, sur scène, avec une envie de tout : d’en découdre avec tout, avec son âme impossible, avec son corps régénéré. Le gendre idéal, qui ne l’était pourtant sans doute déjà pas, a pourri avec l’exploration maladive, sans doute d’un peu plus près qu’il ne veut bien l’admettre, de l’œuvre de l’outsider artist reclus Royal Robertson ; peintre schizophrène et prophète autoproclamé, obsédé de cosmos, de super-héros, de la bible, de son ex-femme apocalyptique et inspirateur principal de The Age of Adz.
Ceux qui n’ont pas compris à quel point The Age of Adz, de manière naturelle comme calculée, s’abreuvait à la folie pathologique de Robertson ont sans doute eu du mal, hier soir, à comprendre tout à fait ce cabinet des bizarreries qu’ils ont vu et entendu ; ça tombe bien, sur le cul et très ahuris, les autres n’ont pas beaucoup mieux saisi. Le concert était, pour ainsi dire, dément. Au sens très littéral du terme. Un puzzle géant, mégalomane, métaphysique et ésotérique –l’infini du cosmos et les psychoses humaines en 8 millions de pièces, aux spectateurs de se démerder avec ça.
Quelque part entre Cosmos 1999, Sun Ra, Tron et un vieux pyjama Kiabi, entre une rétro-science fiction et une sorcellerie moderne, Stevens et sa très large troupe sont habillés en combinaisons fluo. Ca brille dans le noir mais ça fait mal aux yeux. Stevens danse, même sur des morceaux sombres et orageux, une sorte d’incompréhensible tecktonik robotique. Le concert n’est pas un concert : entre lasers 3D et projections magiques, art brut dingo de Robertson, animations new-age et décors extraordinaires, c’est un son et lumières –son monstrueux et lumières de l’au-delà. C’est quelque part entre le kitsch, le beau, le baroque, le laid et le grotesque. Stevens ne joue presque que des titres de The Age of Adz. Il ne les joue d’ailleurs pas : il les lâche comme des bêtes incongrues, arrangées sans grand ménagement, cuivrées à la louche, trop complexes peut-être pour la scène, épaissies et appuyées mais chantés dans l’or.
Assombri par les textes absolument noirs de Stevens (Vesuvius, toujours terrible), habité d’effrayants fantômes, entre science permanente et physicalité primale, le spectacle réglé au millimètre rappelle ceux des Flaming Lips, ceux autour du dernier et très expérimental Embryonic : c’est de l’entertainment aux dépens, avec des cadavres dans le placard et des idées noires, nourri d’angoisses de mort et carburé par le désir de s’en sortir. De l’entertainment qui ne caresse pas le public mais cherche, en tout temps, à chaque instant, à le malmener, à molester son sens de la logique, à tabasser ses envies de calme.
Le plus étonnant, finalement, fut que le public dans sa quasi-intégralité, après être resté plutôt sage pendant le concert, ait au final hurlé sa joie et son admiration face à ce génial et impressionnant n’importe quoi –lui aussi s’était sans doute extirpé, pendant près de trois heures, de quelques réalités à oublier. Le voyage fut turbulent, l’atterrissage est d’autant plus compliqué.
Thomas Burgel
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