Comment vit-on un événement historique en direct lorsqu’on a 18 ans et que l’on vote pour la première fois ? La gauche au pouvoir sera source de grandes désillusions, mais en ce soir du 10 mai 1981, l’heure est à la liesse populaire et à l’espoir. Même sous la pluie.
C’était le soir du 10 mai 1981 vers 19h, on était réunis, en famille (recomposée), fébriles, dans le salon de mon père, à une portée de grenade lacrymogène de la Bastille. Dans un mélange d’espoir et d’anxiété, on s’apprêtait à vivre un moment historique. Ou un désespérant statu quo giscardien. Mais avant de revenir au direct, un petit retour en arrière
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En 1981, le peuple de gauche attend le retour au pouvoir de ses leaders depuis la IVe République, voire depuis le Front popu. Autant dire une éternité. Il a dû en avaler des couleuvres et des défaites sous la Ve. Le quasi-coup d’Etat de De Gaulle en 1958. La première claque à la première présidentielle en 1965 où le général, encore, rétamait Mitterrand, déjà. La déroute en 1969, avec un deuxième tour “bonnet blanc et blanc bonnet” Pompidou-Poher, joli mois de Mai 68 bien fané au contact des réalités politiciennes et partisanes de l’époque.
En 1974, on y croyait dur comme Defferre, c’est presque passé, mais… caramba!, encore raté, à 1,5% près, et ce fut Giscard à la barre. Le coup de grâce, ce fut les législatives de 1978. La gauche devait l’emporter enfin : après cinq années de crise du pétrole et de chômage grimpant en flèche, elle était sûre de gagner, tous les sondages le prédisaient. Et patatras, encore une défaite. Ceux qui étaient devant leur poste ce soir-là n’ont pas oublié un Michel Rocard livide, appelant à ne pas baisser les bras, mais regrettant à mots à peine couverts la stratégie d’union de la gauche, premier coup de canif dans sa relation avec Mitterrand. Désespéré, le peuple de gauche, persuadé qu’une malédiction conservatrice était tombée sur la Ve République, empêchant à jamais ses rêves de se réaliser.
Temps suspendu
Alors, ce 10 mai 1981, vers 19h55, la tension est à son comble dans le salon de M. Kaganski. Lui ne vote plus depuis un bail, pour des raisons mystérieuses et qui lui sont propres, mais en tant que survivant au nazisme, ex-militant communiste impur et mou, et ex-avocat du FLN, il a le coeur à gauche. Ma mère, qui est à son domicile (mes parents étaient séparés), est, elle, communiste pure et dure, mais son stalinisme s’est récemment adouci au contact du programme commun et elle en pince un peu pour l’homme de Latche. Elle attend la possible victoire de la gauche comme l’événement le plus important depuis la Libération, même sous bannière rose. Chez mon père, ce soir-là, est également présent un jeune avocat de la CGT, de gauche velours côtelé avec ascendant communisant.
Et puis moi. Comme tous ceux de ma génération, nés peu ou prou en même temps que la Ve République, je n’ai jamais connu la gauche aux manettes de ce pays, j’ai vécu Mai 68 de loin (encore trop jeune) et je viens de voter pour la première fois à une présidentielle. 19h59 mn 55 s, Jean-Pierre Elkabbach semble tirer la tronche, est-ce un bon signe ou un délire interprétatif de notre part ? Puis le temps se dilate, s’arrête presque : 5, 4, 3, 2, 1, 20 h ! “Le nouveau président de la République est… (portrait mosaïqué apparaissant progressivement par le haut de l’écran, un vrai supplice chinois) FRANÇOIS MITTERRAND !” Le grand soir, enfin !
Une autre Bastille tombe
A partir de là, les souvenirs se brouillent un peu. Submergés par la joie, on ne regarde plus la télé, on se désintéresse des premières réactions et analyses. On s’embrasse tous dans le salon, on perçoit des clameurs dans le voisinage, on est envahis d’excitation, dans un état second. On textote à tout-va… euh, non, le portable n’existait pas.
Avec mon pan de famille recomposée, nous décidons illico de rejoindre la Bastoche, à deux minutes de marche. Des grappes de piétons en folie transforment déjà la rue des Francs-Bourgeois en allée du triomphe populaire. La liesse est palpable, comme une délivrance longtemps attendue. Ce soir-là, l’air parisien “a le goût du bonheur et rend nos lèvres sèches”, comme chantait Jean Ferrat. Sur la grande place historique, déjà un monde fou, une ambiance de folie, un pré-14 Juillet géant. Une autre Bastille vient de tomber. Tout le monde a la banane, on se croise, on s’embrasse, on se claque les paumes. Un slogan commence à postuler au titre de hit de la soirée : “Duhamel au poteau, Elkabbach à la météo !”
Une petite explication est nécessaire pour les moins de 30 ans qui nous font l’honneur de nous lire. En ces temps reculés, il n’existe que trois chaînes de télévision (oui, trois), toutes de service public, donc contrôlées par le pouvoir, sans Haute Autorité ni CSA. C’était très clairement “Télé Giscard”. Et dans ce paysage audiovisuel antédiluvien, Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach étaient, déjà, les rois des émissions politiques. A tort ou à raison, ils incarnaient ce pouvoir giscardien, cette droite guindée dont on ne voulait plus, ce camp conservateur que l’on était enfin en droit constitutionnel de congédier. Ce soir-là, Elkabbach et Duhamel ont payé cash leur trop forte présence cathodique, symbole d’un pouvoir qui venait de basculer dans le camp d’en face.
Dans les discussions lancées à tort et à travers, on imagine que le chômage va baisser, que l’injustice va reculer, que des roses vont pousser sur les pavés et que tous les gars du monde vont se donner la main. Plus sérieusement, on attend l’abolition imminente de la peine de mort et le déverrouillage des ondes. July, Daney, Bayon, Pacadis vont-ils remplacer Elkabbach et présenter le JT, faire swinguer le PAF ?
Ce soir ou jamais
Je ne me souviens pas des artistes, politiciens ou barons de la Mitterrandie qui se sont succédé sur la scène de la Bastille. Je n’ai gardé en tête que la pluie, invitée de dernière minute qui a fini par disperser la foule, puis de l’image de Claude Villers (icône de France Inter estampillée de gauche) faisant reprendre à la foule Le Temps des cerises.
Le 10 mai, c’était le soir ou jamais pour s’enivrer de ce chant venu de la Commune, de se goinfrer sans restriction de ce fruit géant : la gauche au pouvoir ! La France, le monde, la vie allaient changer, pour sûr ! Il serait bien temps après, dans les semaines, les mois, les années, les décennies à venir, de faire des bilans, de relativiser les enthousiasmes, de réclamer des droits d’inventaire, de recracher les noyaux. Mais ce 10 mai 1981, de la cerise, on ne percevait que la pulpe, douce, tendre, sucrée, sensuelle, explosant en bouche, à crever de bonheur.
Serge Kaganski
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