Encore un nom à inscrire sur la cartographie sans limites du cinéma japonais : Hirokazu Kore-Eda, disciple talentueux du grand Ozu. Ses deux premiers films sortent aujourd’hui en France : Maborosi, à la mise en scène ample et maîtrisée, et After life, au scénario remarquable. Japon encore, Japon toujours, Japon jusqu’à la nausée ! Surtout, […]
Encore un nom à inscrire sur la cartographie sans limites du cinéma japonais : Hirokazu Kore-Eda, disciple talentueux du grand Ozu. Ses deux premiers films sortent aujourd’hui
en France : Maborosi, à la mise en scène ample et maîtrisée, et After life, au scénario remarquable.
Japon encore, Japon toujours, Japon jusqu’à la nausée ! Surtout, que le lecteur assidu de nos pages ne prenne pas cette nippophilie galopante pour une mode, une pose snob, un élitisme de parade, une obsession bizarre, une maladie (quoique)… Non, c’est comme ça : il se trouve que l’archipel du Soleil-Levant semble être une terra cinema inépuisable, un réservoir sans fond de cinéastes stimulants, qu’il s’agisse de vieux oubliés revenant à la surface de quelque actualité ou de jeunes contemporains qui déboulent. Résumons-nous, sans remonter aux grands maîtres : on a découvert ces dernières années un bouffon de la télé qui devient cinéaste (et acteur) génial à ses heures perdues (Kitano), une brochette de samouraïs du manga (Satochi Kon, Miyazaki, Okiura…), des « gangsters du Soleil-Levant », des radicaux fous furieux (Wakamatsu), des disciples surdoués d’Ozu (Kawase), un Kurosawa (Kiyoshi) qui réussit à imposer son prénom, et on en oublie sûrement. D’où vient cette profusion, cette inventivité, cette puissance créatrice à faire passer tout le jeune cinéma français pour une promotion balbutiante de première année Femis ? Est-ce l’air du pays, les vitamines du thon cru, l’étoile de Mizoguchi ? Est-ce leur tradition picturale ou théâtrale, l’héritage du nô et du kabuki ? Est-ce leur architecture intérieure, leurs tremblements de terre, leur pudeur naturelle dans l’expression des sentiments ? Toujours est-il que le niveau moyen de ce cinéma-là, sa constance dans l’excellence, sa variété, son audace formelle et thématique laissent pantois.
Le cas nippon de la semaine s’appelle Hirokazu Kore-Eda, dont les deux premiers films, Maborosi (95) et After life (98), sortent conjointement. Dans une brève notice biographique, on apprend que Kore-Eda san est né en 1962, et qu’après ses études il a rejoint TV Man Union, société de production de films télé fondée en 70 par des cinéastes indépendants. Kore-Eda y a signé de nombreux documentaires avant de se lancer dans la fiction en 95.
Maborosi raconte le quotidien étal d’une jeune femme, Yumiko, dont la vie banale a été marquée par deux événements : la mort de sa grand-mère quand elle avait 12 ans puis, plus tard, le suicide de son premier mari qui ne lui laisse que sa clé de vélo et aucune explication. Doublement hantée par ces deux décès et par un fort sentiment de culpabilité, Yumiko refait sa vie avec Tamio et quitte Tokyo pour vivre avec lui dans un petit village de pêcheurs. Là, elle semble retrouver un certain équilibre, un apaisement durable, mais les fantômes finissent par la rattraper. Kore-Eda filme cette existence et cette souffrance banales avec un soin et une rigueur extrêmes : il évacue quasiment tout dialogue, laissant toute la « parole » aux sons, à de longs et minutieux plans-séquences, système permettant de faire surgir avec beaucoup d’acuité les micro-événements du quotidien. Kore-Eda utilise à fond l’architecture des lieux japonais (portes coulissantes, murs, fenêtres…) pour élaborer des plans à tiroirs et double fond, manière subtile de suggérer que la réalité des choses comporte plusieurs niveaux de compréhension, qu’il existe toujours un au-delà de l’image et des mots, un agencement secret du monde qui échappe à la parole et au visible immédiat. Yumiko finit par avouer à Tamio que le suicide incompréhensible de son premier époux la hante et la ronge. Tamio l’apaise en lui parlant de son père, pêcheur mort en mer alors qu’il avait vu un « maborosi », une lumière étrange à l’horizon, sorte de cousine nippone du rayon vert cher à Rohmer. Yumiko se calme alors, la vie peut reprendre son cours normal. Par ses thèmes (la famille, la mort, les vies banales, l’importance des détails infimes) et par son style épuré (fixité de la caméra, frontalité des plans, dramaturgie minimale…), Maborosi évoque évidemment les shomin-geki du grand Ozu. Mais Ozu ou pas, ce film se défend tout seul et envoûte sans béquilles référentielles. Et cet envoûtement ne résulte pas tant du scénario ou de la narration (le simple récit des péripéties du film ne rend pas du tout compte de sa beauté et de sa puissance), mais bel et bien de la scénographie précise des plans, du secret insondable qui semble reposer
au tréfond de chaque image du film, bref, de la toute-puissance de la seule mise en scène et du regard de Kore-Eda.
After life est à la fois très proche de Maborosi et complètement différent. Ce second film se passe entièrement dans un lieu imaginaire, à la fois très abstrait et très concret, une sorte de grande antichambre de la mort située à mi-chemin entre la vie terrestre et le paradis. Dans ce lieu transitionnel, une équipe dévouée, composée de personnes immortelles, accueille les nouveaux morts : en une semaine, il s’agit de les aider à choisir le meilleur moment de leur vie ; ce moment sera reconstitué et filmé par l’équipe de l’antichambre, puis projeté aux « clients » ; à la fin de la projection, ceux-ci s’éteindront définitivement, emportant dans la mort le meilleur souvenir de leur vie. On perçoit bien en quoi cette histoire est magnifique de croyance dans le cinéma, de générosité, d’inventivité et même d’optimisme face à la mort… On voit bien aussi ce qu’elle sécrète de possibilités de mise en abyme du processus cinématographique, et c’est un peu le défaut du film : sa trop grande lisibilité théorique, son discours un peu tautologique sur la machine cinéma. Mais After life séduit par la richesse de son scénario, et aussi par la façon dont Kore-Eda dépeint l’antichambre du paradis comme un lieu très ordinaire, très terrestre, une sorte d’hôpital ou d’hôtel de cure. Ce prosaïsme des lieux et des situations crée le suspens esthétique du film : After life ne se donne pas immédiatement et c’est petit à petit que le spectateur comprend que l’on est dans l’antichambre du paradis, que le personnel du lieu est composé d’immortels, que les personnages sont déjà des morts en sursis. Le plus curieux du film reste son système esthétique qui se situe pratiquement à l’opposé du précédent. Maborosi et After life partagent les mêmes thèmes : la mort et le remords, l’oubli et le souvenir, la présence du passé dans le présent et la culpabilité. Mais autant Maborosi est un film purement mental, méditatif, aux dialogues parcimonieux, faisant la part belle à l’architecture et à la durée des plans, au déploiement souverain de la mise en scène comme construction d’un espace-temps, autant After life est un objet très scénarisé et dialogué dans lequel la mise en scène resserre ses ailes pour se mettre au service d’une histoire.
En deux beaux films, Kore-Eda apparaît donc comme un cinéaste cohérent thématiquement, éclaté stylistiquement. Il est encore un peu tôt pour savoir s’il sera un grand ou un simple disciple talentueux d’Ozu, mais il semble appartenir à la famille des tenants du « une histoire, un style ». Et si le grand cinéaste nippon de l’année est indiscutablement Kiyoshi Kurosawa, il ne faut pas oublier que nous parlons du Japon : c’est-à-dire qu’en ce moment un Japonais B comme Kore-Eda vaut largement les cinéastes A d’Europe et d’Amérique.
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