Avec Chunhyang, le géant Im Kwon-Taek raconte l’éternelle histoire d’un amour contrarié en utilisant une mise à distance bouleversante. Voilà l’un des objets filmiques les plus beaux et singuliers vus cette année à Cannes. Mais avant de chanter l’étrangeté féconde de Chunhyang, plusieurs préambules s’imposent. D’abord préciser que l’auteur du film, Im Kwon-Taek, est le […]
Avec Chunhyang, le géant Im Kwon-Taek raconte l’éternelle histoire d’un amour contrarié en utilisant une mise à distance bouleversante.
Voilà l’un des objets filmiques les plus beaux et singuliers vus cette année à Cannes. Mais avant de chanter l’étrangeté féconde de Chunhyang, plusieurs préambules s’imposent. D’abord préciser que l’auteur du film, Im Kwon-Taek, est le baobab du cinéma coréen, et que si beaucoup le découvriront à cette occasion, Chunhyang est son quatre-vingt-dix-septième film. Votre serviteur lui-même n’avait vu que La Chanteuse de pansori (1993), transperçant mélodrame mizoguchien, à l’occasion d’une rétrospective du cinéma coréen à Beaubourg. Voilà donc un cinéaste rare en France, mais qui est l’équivalent de Renoir ou Truffaut dans son propre pays.
Ensuite, il convient de signaler que Chunhyang est un peu le Roméo et Juliette du pays du matin calme, un mythe fondateur pour tous les Coréens. Selon Kwon-Taek, son film est la quatorzième adaptation cinématographique de cette histoire, dont il existe cent vingt versions toutes disciplines confondues ! Enfin, il faut dire deux mots du pansori, l’art traditionnel coréen par lequel s’est majoritairement transmise l’histoire de Chunhyang : à la croisée du théâtre, de l’opéra, de la performance, du gospel et du two-man show, le pansori met aux prises un chanteur/récitant qui raconte l’histoire, un instrumentiste (généralement percussionniste) qui la scande et la commente, et le public qui réagit et répond comme dans un chœur baptiste, dans des représentations qui peuvent durer cinq ou six heures et friser la transe.
On s’excuserait presque pour ces prémices un brin rébarbatives mais elles nous semblent nécessaires avant d’entrer dans ce film, puis éventuellement de le comprendre et de l’aimer. Car Chunhyang est avant tout un objet impur, la création hétérogène d’un cinéaste qui a souhaité mélanger cinéma et pansori, spectacle et distanciation, illustration et réflexivité, art populaire classique et modernité cinématographique, spécificité coréenne et universalité planétaire.
Chunhyang raconte l’éternelle histoire d’un amour empêché par l’environnement social. Au xviiie siècle, le fils d’un gouverneur et la fille d’une courtisane tombent amoureux. Bientôt, ils sont séparés par les circonstances et par l’ordre social. Serments de fidélité éternelle, trahisons supposées, malentendus dramatiques font monter la pâte du mélodrame populaire qui prend par la suite une tournure politique et culminera dans un climax sentimental et séditieux de bon aloi. Tout cela est filmé selon les canons orientaux de l’épopée en costumes et de la reconstitution historique. Mais on pointera immédiatement la grâce de la mise en scène, le raffinement des couleurs, costumes et sentiments, ainsi que des touches d’érotisme subtil, pour dissiper toute crainte d’académisme et de pesanteur amidonnée. Surtout, cette illustration est régulièrement trouée par des extraits d’un spectacle de pansori racontant simultanément la même histoire. Kwon-Taek fait ainsi la navette entre trois niveaux de représentation : le film illustratif qui représente totalement l’histoire, visuellement et auditivement ; la représentation scénique, sobre, désossée, tendant vers l’abstraction, filmée en plan-séquence fixe et frontal là, le spectateur, comme lors d’un concert de blues, est suspendu au texte (sublimement imagé avec ses fruits érotisés), au chant (puissante complainte proche de la transe) et aux gestes du performer (un sec coup d’éventail dit tout ou presque) ; enfin, l’entre-deux, quand l’image montre la représentation-cinéma et que le son fait entendre la représentation-scène. Le cinéaste explique qu’il a voulu ainsi adoucir l’aridité du pansori et le rendre plus immédiat, plus accessible au public contemporain (et non coréen). Mais on peut aussi soutenir qu’à l’inverse, le mélange pansori/film complexifie le mélodrame et met à distance le système illustratif.
Chunhyang joue donc à la fois la carte de la croyance primordiale nécessaire et le recul critique moderne tout aussi nécessaire. Le plus beau, c’est quand la mise à nu du spectacle, loin de l’affadir ou de le réduire cyniquement à néant, exacerbe au contraire sa puissance émotionnelle : ainsi, les passages les plus bouleversants du film sont certainement les moments où le cinéaste retourne sa caméra vers le public du théâtre, à la fois miroir du public du film et partie intégrante du spectacle-film, vers ces hommes qui se lèvent et vibrent, vers ces femmes qui essuient furtivement une larme. Ces larmes de spectateurs contemporains sont aussi émouvantes que les avanies et retrouvailles des amants de la fiction.
A mille lieues du second degré ricanant majoritaire de nos temps, Im Kwon-Taek prolonge notre croyance en une histoire d’amour éternelle et populaire, tout en intégrant les ressorts de cette croyance dans une triple mise en abyme qui n’est jamais pontifiante ou sèchement théorique. Le spectacle et sa mise à distance, au lieu de s’annuler, se fertilisent mutuellement. Cette fusion féconde entre l’émotion et la réflexion est la marque des très grands.
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Chunhyang, le roman, sort chez Zulma, 161 pages, 89 f.