Après Sue perdue dans Manhattan et Fiona, films sombres sur des femmes brisées de New York, Amos Kollek et son actrice-icône Anna Thomson montrent leur face la plus lumineuse avec Fast food fast women, comédie charmante et flâneuse. Même si le cinéaste ne renie rien de son obsession pour les éclopés de la vie urbaine. […]
Après Sue perdue dans Manhattan et Fiona, films sombres sur des femmes brisées de New York, Amos Kollek et son actrice-icône Anna Thomson montrent leur face la plus lumineuse avec Fast food fast women, comédie charmante et flâneuse. Même si le cinéaste ne renie rien de son obsession pour les éclopés de la vie urbaine.
C’est avec une franche surprise qu’Anna Thomson, l’actrice fétiche d’Amos Kollek devenue la nôtre par la même occasion , nous annonçait en mai dernier que le réalisateur venait de tourner une comédie. Amos Kollek en maître de comédie ? L’auteur de Sue perdue dans Manhattan et Fiona, mais aussi de High stakes (1989), l’histoire d’une strip-teaseuse, et de Bad girls (1994) sur des prostituées, l’âme sœur des filles égarées ou cramées par la dope, avait donc décidé de laisser de côté le mélo déchirant et l’expérience limite de Fiona, pour nous conter fleurette et délasser nos zygomatiques ? Pourquoi ce changement de ton radical ? Et qu’allait donc faire Anna Thomson dans cette galère ? Dubitatifs ou manquant d’imagination, nous attendions de voir.
Au risque de nous répéter, Anna Thomson fait merveille dans Fast food fast women. Dès le premier plan, où elle marche de dos dans une rue, elle existe. Son corps et sa blondeur irréels, ses mouvements heurtés de poupée mécanique semblent avoir le pouvoir d’incarner aussi bien une pute junkie des bas-fonds new-yorkais qu’une Cendrillon de conte de fées. Il s’agit bien ici de conte de fées, puisque tous les ingrédients y sont, jusqu’au happy-end final dans une arche de Noé improvisée, où cohabitent zèbres, chameaux et bouquetins. Mais avant d’en arriver là, il faudra bien des déviations, des allers-retours, des manquements et des mensonges.
Le sous-titre du film pourrait être « Du même et de la différence », car si Amos Kollek a troqué le drame contre la comédie, il ne fait que changer d’habit. Le sujet et les obsessions restent les mêmes, celles-ci sont juste pudiquement enfouies sous la surface des situations, et sous la peau des personnages. Il est d’ailleurs étrange de percevoir au sein des plans les lieux et visages fantômes de ses précédents films, de détecter les spectres de ses anciennes figures toujours à la limite de la vie et de la mort qui viennent hanter discrètement les protagonistes bien vivants de ce film-là. C’est comme si Kollek nous maintenait résolument du côté des spectateurs, nous interdisait l’envers du décor. On ne passe pas derrière le miroir comme dans Sue et plus violemment encore comme dans Fiona : ici, les intimités ne sont pas forcées, l’accès à la face sombre de ces existences n’est pas de mise. Kollek s’offre une petite halte en tentant un autre genre, il investit la comédie en voguant d’un personnage à l’autre, picorant et piochant un peu de vie çà et là. Il navigue sur des airs de jazz et semble revisiter ses territoires habituels sans brutalité ni crudité, avec seulement la ferme intention de la légèreté et le pari que représente la réussite d’une comédie.
Dans cet été new-yorkais où la chaleur humide est étouffante, la sensualité se décline au gré des balcons et fenêtres. Bella s’offre à la vue d’hypothétiques regards et fait don de ses fragrances en balançant régulièrement ses serviettes de bain par-dessus bord ; Wanda s’offre quelques pas de danse dans l’encadrement de sa vitre et se déhanche derrière les glaces-guillotines du peep-show où elle travaille ; Emily, veuve de 66 ans, aimerait bien faire de même et s’envoyer en l’air avec son veuf. Le territoire de chasse de Kollek demeure le même, les rues de New York, les cafés ou ici le diner, lieu de ralliement et havre d’humanité d’un trio sexagénaire, le square où ils dissertent sur un banc (peut-être celui où Sue expira), les façades de strip-joints. On retrouve aussi la figure de la prostituée sous les traits de Vic, une pute qui bégaie au moindre stress, la relation mère-fille toujours aussi difficile et toujours par le biais du téléphone, la question du corps très présente tout le long, et la solitude, la grande victorieuse. Mais, pour la première fois, Anna Thomson n’est pas le point d’achoppement principal du film. Kollek se décentre de son icône tout en se déchargeant du tragique, ou inversement. Cependant, il n’est pas facile de prendre le large, car Anna Thomson est aussi géniale en héroïne comique que dans le registre désespéré. Même au milieu d’une multitude de caractères, elle demeure unique, imprime la pellicule comme personne, marque les esprits. Serveuse-confidente d’un diner, infirmière en tablier, Bella a préféré les petits maux de tous les jours de ses habitués au mirage glacé du milieu boursier. Elle ne roule donc pas sur l’or, n’arrête pas de se tordre les chevilles perchée sur de hauts talons, petite torture maternelle (les chaussures sont un cadeau de maman) qu’elle s’inflige au quotidien, se cogne partout, et l’approche de la date fatidique de ses 35 ans la tourmente. Dès la première scène, on y parle suicide, mais on ne fait qu’y jouer, pour « pimenter » sa matinée du dimanche. Le mot est lancé : comment mettre du piment dans cette vie doucement inconsistante, comment se défier, en mettant des talons hauts par exemple, ou en s’allongeant en travers d’une rue pour bousculer un peu le destin. Tout dans l’existence de Bella semble aller vite autour d’elle. Seule à servir, elle est sans cesse débordée et son « Je démissionne » de la vie ? revient comme un leitmotiv tournant à vide. Son vieil amant de douze ans n’a toujours pas divorcé, se désape et jouit plus vite qu’un client de bouge. Bref, la vie passe trop vite et elle n’a ni réelle saveur ni vraie densité. Bella attend. Quoi ? Qui ? Elle en a assez de ne pas savoir et tente d’avoir quelque maîtrise sur le temps qui file et qui l’oublie au passage. C’est d’ailleurs ce qui unit l’ensemble du film en filigrane. Fast food fast women : ce titre renvoie à ce qui se consomme vite, la nourriture comme les êtres. Si dans une accélération généralisée, tout se décode, tout se transmet, tout s’échange, à hauteur d’homme, nous patinons toujours autant. Nos sentiments restent mouvants, nous avons la sensation angoissante de faire du surplace, nous croulons sous les possibilités démultipliées à l’infini, la peur et le doute nous habitent quel que soit notre âge. Parallèlement à la liaison sans cesse freinée entre Bella et Bruno, un écrivain fauché contraint de faire le taxi et se retrouvant du jour au lendemain père à plein temps de deux bambins, il y a la rencontre entre Paul et Emily, la soixantaine bien conservée, mais belle et bien là. Les préoccupations corporelles et physiologiques contemporaines le Viagra, les traitements contre la vieillesse, la chirurgie esthétique résonnent en écho dans les frayeurs exprimées par les personnages. Chacun veut se fondre dans un corps, ou plus jeune, ou plus vieux, en tout cas dans un corps autre que le sien. Et tous jouent à cache-cache face à leur accès possible au bonheur. Fast food fast women prend beaucoup de détours, de virages inattendus, au gré des aléas de la vie. L’atmosphère et l’humour du film, son côté choral et ses airs de jazz évoquent les opus woody-allenniens. Fast food fast women ne relève pas d’une stricte mécanique de comédie. C’est un film baladeur, qui participe plus de l’indolence, de l’étiolement discret. C’est une comédie douce-amère, une comédie flâneuse, qui se pose sur les uns et les autres et dont le charme est indéniable.
Certes, Kollek prend ici moins de risques qu’en réalisant Sue… ou Fiona. Mais le film, tourné avec un budget dérisoire comme les précédents, ne renie rien des préoccupations intimes du réalisateur. Il donne à voir un versant plus léger et lumineux, accordant à Bella et aux autres une fortune impossible pour Sue ou Fiona. Fast food fast women est empreint de la même humanité touchante inhérente à l’œuvre du cinéaste : on en gardera l’image arrêtée de Bella, un masque d’agneau blanc déposé sur sa tête comme une couronne immaculée, écho lointain d’une Peau d’Ane, perdue dans la ville.