De la Belgique aux USA, Hélène Lapiower a questionné ses parents, grands-mères, frère et cousines sur leur rapport à la judéité. Petite conversation familiale est un film drôle et grave, simple et complexe, qui questionne les notions de plus en plus mouvantes de transmission et d’héritage, d’appartenance et d’identité. Quelques semaines après Le Premier du […]
De la Belgique aux USA, Hélène Lapiower a questionné ses parents, grands-mères, frère et cousines sur leur rapport à la judéité. Petite conversation familiale est un film drôle et grave, simple et complexe, qui questionne les notions de plus en plus mouvantes de transmission et d’héritage, d’appartenance et d’identité.
Quelques semaines après Le Premier du nom de Sabine Franel, Petite conversation familiale d’Hélène Lapiower sort sur les écrans (après son passage sur Arte il y a deux mois). Les deux films se regardent et se complètent, leur vision rapprochée fait masse, leurs points communs font bloc de sens et leurs différences sont un écheveau de questionnements sur la notion d’identité et sur l’outil cinéma. Les deux films sont des documentaires réalisés par deux cinéastes femmes qui discutent avec divers membres de leur famille, interrogeant ainsi leur identité, interrogation qui peut se résumer à une seule question : qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ? Et autant le travail de Franel, infusé par le cinéma moderne, est fondé sur un dispositif sophistiqué de mise en scène faisant intervenir le cadre, la théâtralité, la mise à distance, la voix off et différentes sources d’images, autant le film de Lapiower relève d’un dispositif simplissime et d’un cinéma de personnes et/ou de personnages. Pour la faire courte, le film de Franel est plus proche de Varda ou Resnais, celui de Lapiower de Woody Allen.
Pour leur singularité, leur temps de présence à l’écran, et ce que chacun révèle de l’expérience juive, toutes ces personnes/personnages mériteraient un paragraphe. Soit donc la grand-mère de la réalisatrice, vivant en Belgique, vieille dame rugueuse qui s’exprime majoritairement en yiddish… La grand-tante Fanny de Des Moines, Iowa, qui raconte ses souvenirs d’Auschwitz ; l’étonnement, ici, vient de l’étrange proximité d’Auschwitz et de Des Moines. Par quels détours et circonstances une femme survit à Auschwitz et finit sa vie dans l’Iowa ? Ce serait le sujet d’un autre film, mais il apparaît néanmoins en filigrane dans celui-ci. Janine et Ignace, les parents, Juifs belges éclairés, laïques et marxistes. Le père, Ignace, refuse tout signe extérieur de judéité, par précaution, en cas de retour d’un passé proche… L’oncle Jacques et la tante Lily sont citoyens américains, ils s’expriment en français (avec l’accent belge), sont très attachés aux traditions juives, regrettent la « déjudaïsation » de leurs filles, craignent que leur culture et leur identité disparaissent ; ils acceptent, mais difficilement, que leur fille Lynette ait fondé une famille avec un Noir…
Et puis il y a les trois sœurs, les trois cousines américaines d’Hélène Lapiower. Lynette, mariée donc à un Noir, bouddhiste, rejetant sans ambiguïté son héritage. « L’héritage juif de mes parents, c’est de la merde », dit-elle avec le sourire, sans hésitation et sans solennité. Lynette aspire à la sérénité et ses parents juifs sont pour elle synonymes d’hystérie, de paranoïa, de névrose obsessionnelle, de cacophonie… Peggy, personnage très drôle, très woody-allénien, est très orientée sexe, garçons, avec un questionnement sur la figure de l’homme juif et sur celle de la mère juive. Elle-même a essentiellement des relations avec des hommes non juifs, le dernier en date étant un « don Juan napolitain »… Quant à Jenny, la troisième cousine, de Washington, elle semble vivre sa judéité dans un mélange de sérénité et de perplexité : « Je clame mon identité juive, sinon, ici, personne ne saurait que je le suis, mais en même temps, je ne sais pas ce que c’est. » Il y a encore Alain, le frère de Bruxelles, juif laïque moderne, marié à une non-juive mais sans en faire une affaire de principe. La perplexité sur l’identité juive contemporaine atteint son summum avec le cousin belge, marié à une musulmane traditionaliste, et converti à l’islam…
Le film de Lapiower établit donc une mosaïque hétéroclite de la judéité, mosaïque à travers laquelle, de la grand-mère yiddish au cousin musulman, se dessine une identité juive qui mute à vitesse grand V de génération en génération. Le Juif d’Europe centrale dans son image la plus traditionnelle, voire la plus clichetonneuse (religion, yiddish, kippa), a volé en éclats, ce que Lapiower montre par le discours de chacun, mais aussi par leurs gestes, leurs langues, leurs vêtements, leur nourriture (une grand-tante fait des gâteaux selon les vieilles recettes, tandis qu’une cousine s’empiffre de glace à même le pot)… Le film montre aussi que cette perte d’identité au sens communautaire n’est pas nécessairement un mal, qu’elle s’accompagne aussi d’une forme de libération, d’ouverture au monde, qu’une identité se recompose ailleurs, autrement, que dans le monde tel qu’il bouge et évolue actuellement, le facteur d’appartenance ancestrale sera de moins en moins important ou nécessaire dans la construction infiniment complexe d’une identité.
Qu’est-ce qu’être juif alors, pour celui qui ne parle pas un mot de yiddish, qui n’est pas israélien ni sioniste, qui est athée, bouddhiste ou musulman ? C’est là qu’on en revient à Sartre, au regard de l’autre, notamment de l’antisémite. Et il se trouve que par un hasard de distribution, ce film (comme celui de Franel) sort au milieu des remous de certaine affaire agitant le milieu de l’édition. Si besoin était, Petite conversation familiale éclaire avec netteté l’irrecevabilité des écrits de Monsieur l’écrivain, même si ces écrits ne sont qu’un questionnement et non une affirmation, comme il s’en défend. Les questionnements de Monsieur Vieille France n’ont pas lieu d’être pour un tas de raisons et, notamment, comme le montre ce film avec beaucoup d’évidence et de simplicité, parce que les Juifs sont pluriels et que « l’être juif » est indiscernable pour nombre d’entre eux, voire sujet de rejet. En même temps, ce Monsieur soucieux de la langue française mais qui lâche des expressions comme « race juive » (au mieux, une absurdité conceptuelle et linguistique ; au pire, une ignominie dans notre présent post-Auschwitz), ce Monsieur rend, à son
corps défendant, un grand service aux Juifs incertains de leur identité, à ceux qui ne se retrouvent pas dans le folklore communautaire ou la religion : ces Juifs-là,
à la judéité évanescente, dans un réflexe pavlovo-sartrien, ne se sentent jamais aussi fermement et distinctement (voire agressivement) juifs que quand ils lisent
ce genre d’écrits qui ont sur eux l’effet d’une piqûre de rappel.
Petite conversation familiale montre une uni(ci)té juive introuvable, indique que l’identité est une chose trop vaste, complexe et perpétuellement en devenir pour se réduire à un « être juif » (ou français, ou noir…). « L’affaire » rappelle que l’antisémitisme est aujourd’hui le facteur le plus puissant (le seul ?) dans l’affirmation individuelle et collective d’une identité juive par ailleurs mouvante, floue et plurielle.