Evocation plutôt qu’illustration, La Captive prouve que Proust est adaptable au cinéma. Mais le miracle du film est qu’il rend cette question secondaire : Chantal Akerman livre une splendeur dépouillée, théorique et sensuelle, coup de sonde stylisé sur le mystère du sentiment amoureux.
La Captive débute par une projection d’un film de vacances en Super-8 : une plage, un groupe de jeunes filles dans les vagues, puis seulement deux d’entre elles, puis une seule. Ce petit film est déjà un souvenir, que ce jeune homme qui le repasse inlassablement dans la nuit de son appartement cherche à raviver, dans l’espoir fou d’en percer le secret : quel lien mystérieux unit ces deux corps ? C’est aussi une évocation aussi ramassée qu’inspirée de l’épisode précédent de cette histoire, celui où il y a une « petite bande » de jeunes filles en fleurs, et un garçon pour les observer. Projection, souvenir, secret, évocation : le projet de La Captive tient à ces mots, et ça pourrait suffire tant il les déploie avec une munificence retenue.
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Mais sitôt le film fini, le générique ajoute « Inspiré de La Prisonnière de Marcel Proust ». « Librement inspiré », aurait-on précisé autrefois, avec le louable souci de ne pas trop se faire engueuler par les puristes. Mais puisqu’il s’agit d’un film de Chantal Akerman, la liberté va de soi. Ni produit culturel à la Schlöndorff (Un amour de Swann, de triste mémoire), ni lecture farceuse et imagée à la Ruiz (Le Temps retrouvé, classique et délirant), La Captive démontre définitivement que non seulement Proust est bien adaptable à l’écran, alors que de lourdes thèses avaient été écrites pour soutenir le contraire, mais que l’inhibition automatique qu’il était censé provoquer peut se transformer en un gain infini, pour peu que l’appropriation prenne le pas sur l’illustration. La Captive est donc « inspirée » de Proust. Le miracle est qu’on n’a même pas besoin de le savoir, et qu’on l’oublie vite si on le savait déjà.
Non pas qu’Akerman ait le moins du monde dilué, camouflé ou réduit Proust pour conquérir sa propre liberté de cinéaste face à un matériau réputé incommode. Elle a eu la géniale intuition de faire un prélèvement concentré sur une œuvre si riche qu’elle contient toutes les histoires et toutes les sensations, une ponction nécessaire et suffisante, à la fois modeste en quantité et décisive en qualité. Les thèmes développés dans ses films précédents étaient déjà si profondément proustiens qu’elle n’a nul besoin de donner de nouveaux gages de fidélité ou de compréhension (l’obsession, ça la connaît…), mais qu’elle peut se permettre une approche à la fois directe (ne travailler que sur l’essentiel en bannissant tout décorum culturel) et proliférante (partir du noyau pour mieux rayonner). D’où cet absolu respect de la quintessence proustienne qui satisfera le lecteur le plus méfiant dès qu’un cinéaste ose toucher à son auteur de chevet, et cette splendide avancée vers un cinéma lavé de tout crétinisme romanesque ou sentimental qui réjouira le spectateur exigeant et disponible à l’aventure. Là où presque toutes les adaptations de romans sont contraintes à des choix déchirants et fatalement réducteurs (en costumes ou en contemporain, la frilosité ou la trahison, l’esprit ou la lettre), La Captive balaie d’un revers de plan ces distinctions aussi scolaires que binaires pour conquérir une souveraine liberté de style et de figures.
Grande documentariste, ne pouvant concevoir ses fictions proprement dites qu’en alternance concurrentielle avec sa soif d’explorations géographiques et temporelles, Akerman sait que les plus beaux films échappent aux oppositions des manuels (Lumière ou Méliès, pour citer une des plus connues) en se bâtissant sur des séries d’oxymores. Et si La Captive est un tel objet de fascination, qui s’échappe à mesure qu’il se livre, rejoignant ainsi la geste de son héroïne, le rythme de la phrase proustienne et le sujet même du roman, c’est que le film est fondé sur le surgissement d’éléments souvent considérés comme inconciliables. L’exemple le plus frappant qui sert d’ailleurs de motif à l’affiche du film est le long plan-séquence de dialogue érotique où Simon (Stanislas Merhar) trempe dans son bain tandis qu’Ariane (Sylvie Testud) prend sa douche derrière une vitre dépolie. A la proximité crue des mots répond la séparation tangible des deux amants, qui occupent pourtant la même cellule-appartement. En un seul plan archicondensé, Akerman parvient à exposer son sujet profond (le mouvement perpétuel entre fusion et altérité, et l’inquiétude fiévreuse qui en découle, pour le dire vite), tout en affirmant hautement son refus du naturalisme sentimental majoritaire au profit d’une hyperstylisation des affects. Mais ce pur dispositif scénographique, aussi visible et contraignant soit-il, tellement apparent qu’il pourrait tuer la scène à son seul avantage, s’allie à la sensualité des postures au lieu de s’y opposer, et ne fait qu’accroître l’émotion sensuelle de la séquence au lieu de l’assécher. Le plan est donc agité par la monstration directe de la théorie qui le sous-tend comme par son saisi à vue de chair frémissante en plein travail amoureux. Tout le film est composé de ce type d’alliances paradoxales, d’où son aspect à la fois minimal et foisonnant, tendu et souple, vide et peuplé, réflexif et sur le vif, retenu et déchirant.
Cette conjugaison constante des contraires repousse toute tentation de pléonasme littéraire, libère la folie intrinsèque des personnages là où la psychologie pouvait gagner du terrain insididieusement, et fait de La Captive une variation d’autant plus sublime qu’elle s’affranchit de son thème d’origine en le fécondant, mais sans jamais tenter de le plonger dans un oubli destructeur, et sans commettre l’erreur de Simon, fondée sur un rêve impossible de complétude. Les personnages évoluent dans un appartement immense et labyrinthique, où on retrouve aussi bien la fidèle Françoise et la grand-mère alitée que des ouvriers en bâtiment qui tendent des draps sur les meubles avant de repeindre, un lieu à la fois figé dans un confort suranné et en train d’accomplir sa mue. Le film est à l’image de son décor principal et montre par quel processus invisible et savant l’œuvre de Proust se propage dans la matière filmique sans s’y dissoudre tout à fait. L’hypothèse du film fantastique très proche de certains Ferrara (The Addiction, Blackout) devient alors d’autant plus séduisante qu’elle répond au parti pris global du projet d’Akerman. De ce point de vue, La Captive serait un gentil vampire qui ne sucerait le sang proustien qu’afin d’y introduire des cousinages inattendus mais régénérateurs : « Je vous présente Vertigo », dit Akerman, « Enchanté. Mais vous me paraissez familière, on ne s’est pas déjà rencontrés quelque part ? Chez moi, peut-être ? », répond La Recherche. Etrange dialogue, certes. Mais voilà le début d’une grande amitié…
Mais si La Captive épouse une forme constamment splendide en se faisant authentique projection proustienne plutôt que lecture, il ne s’en contente pas et reste une fois de plus fidèle à son motif littéraire en étant aussi une description acérée, presque clinique, de l’aveuglement amoureux, de ses pauvres ruses à tâtons et de son besoin compulsif de malheur. Alors qu’ils semblent d’abord désuets, les dialogues entre Simon et Ariane disent tout de l’éternelle alternance entre don de soi et rétention vitale, engueulade qui gronde et complicité acquise, mensonges obligés et omissions propices à aiguillonner le désir. D’un aveu arraché à une tentative de rupture vite avortée, le couple est saisi comme le lieu de toutes les machinations et de tous les spectacles. Nul besoin d’entité démiurgique, puisque Ariane et Simon, comme tous les amants, accouchent sans cesse des simulacres nécessaires à la perpétuation du synchronisme défectueux de leur relation. On peut se passer de tout, sauf de son mal, de sa mise en théâtre, de son nourrissement perpétuel… La Captive décrit ça si bien qu’il s’impose aussi comme le grand film contemporain consacré au couple, le Nous ne vieillirons pas ensemble d’aujourd’hui, comme si le passage par Proust avait été aussi logique que nécessaire pour qu’Akerman livre enfin le pendant tragique de son si sous-estimé Divan à New York. La revanche est éclatante.
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