Réalisatrice de « Naissance des pieuvres » et aujourd’hui « Tomboy », Céline Sciamma enchante avec ses films remarquables sur la jeunesse et l’identité.
La prime jeunesse semble être le territoire de fiction privilégié de Céline Sciamma, l’une des meilleures cinéastes françaises apparues ces dernières années. Après le remarqué Naissance des pieuvres (prix Louis-Delluc du premier film en 2007), le remarquable Tomboy observe le trouble identitaire d’un être au seuil de l’adolescence.
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Très mature et structurée sous ses airs de jeune fille sortie du lycée, la réalisatrice assume ce marqueur jeunesse de son cinéma mais refuse de s’y laisser enfermer :
« Je voulais faire un film libre, léger, frais. Le sujet de l’enfance s’y prêtait bien. Par ailleurs, la situation de personnages en train de grandir correspond à ma position de cinéaste en phase d’apprentissage. L’enfance est aussi l’âge des ambiguïtés, du trouble. Ces thématiques m’intéressent. C’est un âge encore proche de moi mais suffisamment distant pour que je puisse en faire de la fiction, décoller de l’autobiographie. »
La réussite du film repose en partie sur son excellent casting d’ados et notamment sur la remarquable Zoé Héran, petite fille d’une formidable justesse à l’incroyable physique androgyne. Céline Sciamma l’a dénichée dans un casting classique. « Je n’avais que trois semaines pour trouver mes acteurs, du coup, je n’ai pas cherché l’actrice dans la rue comme je l’avais déjà fait. Je me méfie des enfants comédiens professionnels, souvent formatés. Mais comme dans les plus beaux clichés de tournage, j’ai vu Zoé et ce fut une évidence. »
Double vie
Tomboy traite du trouble identitaire mais n’est pas un « film à sujet ». La cinéaste revendique un positionnement grand public et lâche des mots comme « spectacle » ou « film d’action », citant comme référents des films succès tels que Tootsie de Sydney Pollack ou Victor Victoria de Blake Edwards :
« Je suis partie d’une situation particulière qui mène à de la fiction classique et éternelle : le flic infiltré, la double vie. Le mélange entre plaisir de la subversion et plaisir du spectacle fonctionne bien et est généralement bien accepté par le public, même si les moeurs de l’époque sont parfois moins avancées que le film. »
Jouant le suspense contre la surprise, Sciamma dévoile assez vite dans le film que son garçon est en réalité une fille qui se fait passer pour un garçon. Le spectateur mis au courant entre d’autant mieux dans l’histoire et ses interrogations. Comment le personnage va-t-il mêler ses deux identités ? Va-t-il être découvert ? A quel moment ? Comment ? Autant de questions que les spectateurs de cinéma se posent devant un thriller, un film d’espionnage ou un récit d’infiltration.
« Ce qui est intéressant, c’est que même ceux qui connaissent le sujet doutent de leur propre regard et sont persuadés que Zoé Héran est un garçon ! » Si Céline Sciamma boucle le récit de Tomboy, elle a l’intelligence et le talent de le laisser ouvert jusqu’à son terme. En quittant la salle, impossible de dire avec certitude si la gamine sera plus tard lesbienne, hétéro ou transsexuelle. L’incertitude universelle de l’enfance prime sur la problématique particulière des questions de genre.
Cinéphile compulsive à 13 ans
Elevée en banlieue parisienne, la jeune Céline Sciamma a été initiée au cinéma par ses parents : des comédies musicales avec Fred Astaire, des Jacques Demy. Elle grandit à une époque riche de films avec des gamins, de Truffaut à Spielberg, de L’Argent de poche à E. T. A 13 ans, elle devient cinéphile compulsive, fréquente assidûment les salles Utopia de Cergy-Pontoise, spectatrice synchrone de la nouvelle vague française des années 90, celle des Desplechin, Ferran, Lvovsky, Beauvois (qui fut plus tard son juré à la Fémis)… A 18 ans, elle vient vivre à Paris, entre à la Fémis, devient obsessionnelle :
« J’ai découvert l’histoire du cinéma de façon presque scolaire, en allant voir des rétrospectives entières. Quand je découvrais Bergman ou Cassavetes, je voulais connaître tous les Bergman, tous les Cassavetes. »
Devenue cinéaste, son regard de spectatrice a forcément changé, plus distancié, plus analytique. « En même temps, corrige-t-elle, si le film est bon, on est emporté et on oublie de le disséquer. »
Céline Sciamma ne se contente pas de faire des films : elle embrasse le métier du cinéma dans toutes ses facettes, siège dans les commissions d’avance sur recettes, participe à un groupe de réflexion sur l’évolution de la Fémis, institution parfois caricaturée qu’elle défend avec de solides arguments : « C’est une école publique, et sans elle, je ne sais pas si j’aurais fait du cinéma. Il fallait qu’on me dise que j’en avais le droit. Le cinéma ne va pas de soi quand on n’est pas issu de ce milieu. Passer par la Fémis permet aussi de faire des rencontres, de rassembler des énergies. Il existe une idée fausse très répandue sur la Fémis : les étudiants seraient tous issus du même moule. Pas du tout ! Ils ont des cinéphilies très différentes. Et ils ne sont pas parisiens, contrairement à un autre cliché, viennent massivement de province et sont pour la plupart boursiers. »
« Le manque de moyens n’est pas une excuse pour faire de la télé médiocre »
Cette année, Céline Sciamma a apprécié The Social Network, le film de David Fincher sur la naissance de Facebook. « C’est à la croisée de plein de choses qui m’intéressent : un scénariste brillant de la télé, un cinéaste phare, un personnage dans son époque. » Cinéaste de son temps, elle voit de tout, s’intéresse à divers domaines, a laissé derrière elle sa période ciné-obsessionnelle. Elle regarde beaucoup de films à la télévision, y compris des productions médiocres ou formatées qui lui apprennent quand même quelque chose. Elle joue aux jeux vidéo, dévore BD et romans, se passionne pour les séries télé :
« J’aime beaucoup The Wire, même si ça a l’air un peu cliché de le dire. Je peux citer une série moins connue, Friday Night Live, ancrée dans le milieu du football américain provincial, sur la jeunesse dans un bled du Texas. Très belle. »
Le côté feuilletonnant des séries la stimule, ainsi que le désir d’écrire, filmer et produire selon des critères différents de ceux du cinéma. « Dès qu’on tente de copier les Américains, que ce soit au cinéma ou à la télé, on est ridicule. Il faut tourner des séries télé qui parlent de la France. C’est la qualité de l’écriture qui fait la différence, pas les millions dévolus au budget. Le manque de moyens ne constitue pas une excuse pour faire de la télé médiocre. Les Anglais y arrivent bien. C’est comme ça que j’ai envie de penser la télé : un lieu qui peut produire de la qualité tout en s’adressant à un large public. »
Réconcilier l’exigence et le populaire, geste esthétique et politique, c’est exactement ce qu’elle a réussi avec Tomboy.
Serge Kaganski
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