Deux films coréens inégaux. Girls’ night out, une pochade inoffensive, et le mal titré Fantasmes, magnifique, qui mêle formalisme outrancier et saisie documentaire dans le récit d’une passion pétrie de gros gourdins et d’amour vrai. La distribution a ses raisons que la raison ignore. Ainsi des films coréens. On ne peut pas dire que le […]
Deux films coréens inégaux. Girls’ night out, une pochade inoffensive, et le mal titré Fantasmes, magnifique, qui mêle formalisme outrancier et saisie documentaire dans le récit d’une passion pétrie de gros gourdins et d’amour vrai.
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La distribution a ses raisons que la raison ignore. Ainsi des films coréens. On ne peut pas dire que le marché français soit submergé de films coréens, et les spectateurs « assidus » (pour parler comme les statistiques du CNC) qui en ont déjà vu au moins un ne sont pas si nombreux que ça, quelques milliers tout au plus.
Il y a bien de temps à autre une manifestation du type « Semaine du cinéma coréen » ou « Panorama du cinéma coréen contemporain », à Beaubourg ou au Festival d’automne à Paris, et puis c’est tout. Du cinéma coréen, le cinéphile éclairé sait tout de même deux ou trois choses : qu’il y a un vieux et grand maître nommé Im Kwon-Taek (plus de cent films, dont le dernier, Chunhyang, présenté à Cannes, devrait sortir à la rentrée) et un jeune maître nommé Hong Sang-Soo (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, Le Pouvoir de la province de Kangwon, La Vierge mise à nu par ses prétendants, quels titres !). Il sait aussi que les Coréens ne sont pas plus disposés que les Français à se laisser manger tout cru par le tigre de papier américain, qu’il y a pas mal de Tavernier coréens et qu’ils ont bien raison de gueuler haut et fort pour défendre leur cinéma national contre l’envahisseur yankee. Si on ajoute quelques films découverts au hasard des festivals, nous en étions là
de notre connaissance très partielle du cinéma coréen du Sud, il va sans dire, puisqu’on ignore à peu près tout de celui du Nord, sinon qu’il existe aussi, paraît-il.
Et puis soudain, dans un bel élan non concerté, deux films sortent la même semaine. Le premier a été titré Fantasmes (Lies/Gojitmal), on l’a découvert à la dernière Mostra de Venise, et on sait déjà qu’il est formidable. Le second, Girls’ night out, est un premier film dont on ignore tout. Et c’est là que les ennuis commencent. Dans une forte logique journalistique, donc paresseuse, on décide de les regrouper, ces deux Coréens perdus, de les traiter de concert, comme tous nos confrères le feront aussi, d’autant que le dossier de presse de Girls’ night out comporte ce teasing riche de promesses : « Au pays du matin calme, les nuits sont chaudes… » Ben tiens, deux films coréens « de cul » la même semaine, c’est presque trop beau pour être vrai, merci de nous mâcher le travail. D’autant qu’il n’aura échappé à personne que l’ambiance cinématographique est fortement sexuée ces jours-ci, effet Baise-moi oblige, même si tout ce qui bande n’est pas d’or.
Mais le problème n’est pas là. Le problème est que sur ces deux films coréens, l’un est bon, l’autre pas. Pour parodier Audiberti, un film ne gagne donc pas toujours à être coréen, loin s’en faut. Girls’ night out d’Im Sang-Soo, qu’il s’agit de ne pas confondre avec le Hong Sang-Soo déjà cité, est une pochade vaguement érotique qu’on peut trouver gentillette si on est de très bonne humeur et carrément inexistante si on décide d’être sévère mais juste. Sur un banal postulat de comédie
(trois copines très différentes se racontent leurs expériences sentimentales et sexuelles par le menu), Im Sang-Soo ne parvient qu’à enfiler des vignettes pas très enlevées et lasse d’autant plus vite qu’il n’amuse pas plus qu’il n’excite. Le seul intérêt de ce film inutile est d’apporter la preuve qu’une certaine « sitcomisation »
du monde a atteint la Corée, où la pauvre Ally McBeal et les héroïnes dessalées de Sex & the City seraient comme chez elles, mis à part que le scénario de Girls’ night out est beaucoup plus faiblard que ses modèles avoués. On y apprend qu’en Corée-du-Sud, on ne rigole pas avec l’adultère et que la tentatrice peut se retrouver en taule. C’est certes intéressant d’un point de vue sociologique mais un peu court sur le plan cinématographique.
Dixième film de Jang Sun-Woo (mais aucun n’est sorti ici), Fantasmes ne saurait être réduit à la forte charge érotico-exotique qui s’en dégage. Sorte d’Empire des sens post-moderne, qui s’attache autant à l’animation de la durée et de la répétition qu’à leur seul enregistrement, Fantasmes conjugue simplicité biblique de l’histoire racontée (un couple clandestin, un sculpteur quadragénaire et une « lolycéenne », s’adonnent à diverses galipettes cuisantes dans des chambres d’hôtel) et extrême sophistication du filmage et de la construction. Adapté d’un roman de Jang Jung-Il (Tell me a lie, en référence à l’une des plus célèbres séquences de Johnny Guitar de Nick Ray ?) qui valut à son auteur deux mois de prison pour outrage aux mœurs et le pilonnage de tous les exemplaires du livre, Fantasmes délaisse toute tentation pornographique pour laisser s’épanouir le récit d’une obsession, d’un amour impossible (il est marié, elle est trop jeune) qui se consume à mesure qu’il se consomme. Si Jang Sun-Woo en fait parfois un peu trop dans la mise en abyme (interviews-vérité des deux comédiens, empreinte vidéo du tournage, voix off multiples), il trouve toujours la distance juste pour montrer les gestes et les plus petits détails du bonheur amoureux sans tomber dans le graveleux. Sans doute dans le but pragmatique d’éviter la censure totale et la prison, il se sert du corps de ses acteurs pour masquer leurs organes sexuels et se retrouve ainsi à filmer les multiples postures d’un chant d’amour plus que des coïts frénétiques. Le film tire sa force si singulière de son dispositif ultraformaliste comme de la simple saisie de ce qui (se) passe entre les deux comédiens, très visiblement en train de tomber amoureux l’un de l’autre, ce qui est autrement plus intéressant que de les faire baiser « pour de vrai » sous l’œil de la caméra. En ne nous épargnant rien des corrections que J (le monsieur) inflige à Y (la demoiselle), avant que les rôles soient inversés, Jang Sun-Woo ne filme finalement que des sentiments, leur jonction comme leur éloignement, et abolit toute idée facile de perversion au profit d’un retour fécond au mélodrame, à la fois précis et fiévreux, sec comme un coup de trique et ample comme une folie partagée.
L’unique défaut de ce beau film sincère et asocial est d’avoir été affublé d’un titre absurde par son distributeur français : traduire Lies par Fantasmes, fallait oser. Cette tentative dérisoire de surfer sur l’actuel climat de moiteur déjà évoqué serait sans conséquences si elle ne venait contrarier le projet même du film. Sans cesse contraints de se cacher et de mentir, à leurs proches (la femme de J, le frère d’Y) comme à la société tout entière, les amants flagellés décident justement que le mensonge comme l’inhibition s’arrêtent aux portes de leurs innombrables tanières et se soumettent ainsi à une épreuve de vérité qui les laissera hagards et pantelants. Les coups qu’ils se portent scellent un pacte de transparence qui décuple leur plaisir. Il s’agit de tout se dire et de faire ce qu’on s’est dit, sans se soucier de valeurs morales et sans en rabattre jamais par peur de la douleur ou souci des convenances. Nul fantasme là-dedans mais, bien au contraire, une volonté jusqu’au-boutiste d’une passion si pure et si incandescente qu’elle n’a pas même le temps d’être rêvée, mais seulement accomplie. Tout le reste relève du commerce, donc du mensonge, justement.
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Girls’ night out d’Im Sang-Soo avec Kang Soo-Yeon, Jin Hee-Kyung et Kim Yeo-Jim.
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