Un couple de Français moyens se sépare : laissée seule avec ses enfants, la femme se met à déjanter. Sur cette trame a priori fort banale, Christophe Blanc signe Une femme d’extérieur, un film fort, rugueux, porté par un réalisme intransigeant et des comédiens en état de grâce, notamment Agnès Jaoui. Dans le référendum des […]
Un couple de Français moyens se sépare : laissée seule avec ses enfants, la femme se met à déjanter. Sur cette trame a priori fort banale, Christophe Blanc signe Une femme d’extérieur, un film fort, rugueux, porté par un réalisme intransigeant et des comédiens en état de grâce, notamment Agnès Jaoui.
Dans le référendum des lecteurs sur vingt-cinq ans de cinéma qui a couronné de beaux films et de grands cinéastes, une chose chiffonne et inquiète un peu : le cinéma français réduit à un seul film, Mauvais sang de Carax (que l’on aime beaucoup aussi). L’impression, peut-être erronée mais persistante, que pour être retenu dans les cimes des suffrages du lectorat Inrocks un cinéaste français devrait être tout à la fois jeune, maudit, maigre, mutique, solitaire, loser, mystérieux, bref, correspondre à une improbable et vague idée fétichiste du « romantiquement rock ». Certes, tout cela compte aussi, mais c’est comme si, de 1975 à 2000, il n’y avait pas eu pléthore de films marquants signés Bresson, Truffaut, Rohmer, Rivette, Chabrol, Pialat, Godard, Garrel, Téchiné, Jacquot, Denis, Breillat, Desplechin, Kahn, Ferran, Biette, Lvovsky, Grandrieux et Jean Noubli… Comme si Truffaut était trop mort, Rohmer trop vieux, Pialat trop barbu, Chabrol trop rondouillard, Biette trop ailleurs, Desplechin trop proche… Comme si, pour marquer l’époque et le lecteur Inrocks type, un cinéaste devait convaincre non seulement par ses films mais aussi par son image, son élégance, sa photogénie, sa présence et sa prestance. Remarquons comme, de Lynch à Jarmusch, la majorité des triomphateurs du référendum ont la minceur et l’aura, l’attitude et le look, le bon costard ou la bonne coupe de cheveux.
Aujourd’hui justement, on veut vous parler d’un excellent film français. On espère parvenir à vous convaincre parce que son auteur a un nom passe-partout bien de chez nous (Christophe Blanc, faudra déjà pas le confondre avec Laurent ou Michel), pas encore d’image publique puisque c’est son premier long métrage après quand même deux films courts remarquables et remarqués (Violente et Faute de soleil). Bref, Christophe Blanc n’est pas (encore ?) aussi célèbre et pop que David Lynch, mais on vous jure que Une femme d’extérieur est un film superbe, risqué, imparfait, parfois égaré sur ses chemins de traverse, enivré de son propre parfum, mais toujours vivant, vibrant et souvent, excusez le gros mot, bouleversant.
Jacques, un cadre moyen (Serge Riaboukine, immense), quitte son épouse Françoise (Agnès Jaoui, énorme) et ses deux filles pour filer avec sa jeune amante. Françoise résiste mal au choc, glisse petit à petit dans la dépression et se met à gentiment déjanter. Ainsi couché sur le papier, l’argument du film ressemble à un os plutôt maigre et défraîchi, mais l’art du cinéma, le miracle des bons films consiste justement à transformer une histoire de papier, à l’incarner en autre chose de plus beau, de plus fort, de plus intense. Christophe Blanc et son équipe, Serge Riaboukine, Agnès Jaoui et leurs camarades acteurs et actrices transmutent leur petit os usé en une tranche de viande épaisse, saignante, goûteuse et roborative.
Ce qui revient ici avec beaucoup de force, c’est la vieille question française du réalisme. Dans Une femme d’extérieur, pas de scénario conceptuel, pas de dispositif de mise en scène complexe, pas de recherche postmoderne, de plans m’as-tu-vu ou de cybercinéma : tout le fragile équilibre de l’affaire tient dans la justesse des dialogues (et des silences), dans la capacité des comédiens à dépasser leur technicité et à faire oublier leur travail pour faire corps avec leur personnage, dans l’alchimie vibrante entre ces comédiens et la caméra qui les regarde, dans les variations d’intensité de chaque scène conçue comme un bloc de temps. C’est pour ces causes et effets que, dans Une femme d’extérieur, il y a beaucoup de plans-séquences et de caméra à l’épaule, parce que le cinéma n’a encore jamais trouvé mieux que ces outils-là pour épouser la respiration et le rythme des comédiens/protagonistes, pour leur coller au corps et au visage et saisir à la volée une expression, un geste, un détail, des variations infinitésimales mais lourdes de conséquences… C’est ainsi que le spectateur peut vibrer et faire bloc avec Françoise et faire sienne sa dépression croissante, sans jamais la juger. Le film nous place ainsi dans un processus d’empathie profonde, si ce n’est d’identification, mais qui ne relève jamais d’un naturalisme mièvre : comme tout bon cinéaste réaliste, Christophe Blanc ne force ni sur les qualités ni sur les défauts de ses protagonistes, il essaie de respecter la vérité de leur comportement, de leur parcours, de leurs relations, sans plaquer de discours surplombant les situations.
Il y a vers le début du film une longue scène de silence, extraordinaire et révélatrice du talent de Blanc : au moment où leur rupture se consomme, Françoise et Jacques sont dans leur salon, telles deux bêtes blessées, suspendues entre rage et douleur, amour-propre et humiliation, prêtes à mordre ou à s’effondrer. Les deux tournent en rond, il ne se passe rien du strict point de vue de l’action, et pourtant si : Jaoui/Françoise n’en finit plus d’essuyer mécaniquement une cuillère avec son torchon. Ce truc maladif de la cuillère rappelle les billes de Bogart dans Ouragan sur le Caine, mais là où Blanc s’avère meilleur cinéaste que Dmytryk, c’est qu’il n’insiste pas : nul plan de coupe sur la cuillère, pas de montage dans la séquence (il faut respecter le pouls de la scène !), c’est au spectateur de fureter du regard sur l’écran, de quitter le visage de Jaoui pour aller vers ses mains et remarquer son geste obsessionnel. Cette façon de filmer, de travailler le réalisme, cette « morale » de cinéaste qui consiste à traiter chaque scène selon sa nécessité en soi et par rapport à l’édifice global, on la sent tout au long du film. Par exemple, Blanc a minutieusement reconstitué l’univers d’une famille moyenne : des costards de Riaboukine au pavillon de banlieue, de la cuisine en faux rustique au moindre papier peint, tout est scrupuleusement étudié dans les moindres détails. Mais Blanc filme son décor en passant, l’utilisant comme une matière où s’immerger, comme un environnement sensible, sans jamais l’exhiber : ce qui l’intéresse avant tout, c’est la vie de ses personnages, la complexité de leurs relations, l’évolution compliquée et nuancée d’une femme qui sort de sa route toute tracée, les misères et les beautés d’une existence commune, les éclats extraordinaires d’une vie ordinaire.
Blanc montre une jeune mère qui se met à sortir dans les bars, qui sèche son boulot et délaisse ses enfants, mais il se débrouille pour que jamais le spectateur ne soit en position de pointer sur elle un doigt accusateur. Il montre un homme au physique ordinaire, parfois même « monstrueux », qui plaque sa femme par lâcheté, veulerie, égoïsme, mais qui, malgré tout, garde un vieux fond de tendresse pour elle. Il filme aussi les enfants et amis du couple, une série de personnages secondaires qu’il réussit à faire exister pleinement en quelques scènes. Il filme Agnès Jaoui à poil dans une salle de bains avec un amant de passage sans que la scène ne vire à la performance glauque ou voyeuriste. Il garde chaque partie du film ouverte (les deux colocataires passagers de Françoise sont-ils ses amants ? Ses potes ? Un couple homo ? Blanc ne tranche pas, parce que cette question n’est pas si importante) et son tout aussi (la fin est-elle heureuse, triste, dans l’entre-deux ? Chaque spectateur en décidera lui-même). Il filme « la mort au travail », le lent processus de démolition d’une vie, mais aussi les bouleversements féconds qui peuvent pousser sur un échec. Une femme d’extérieur s’autorise aussi quelques petites longueurs, quelques scènes moins fortes que d’autres, mais bon : voilà un film qui invente des corps, de la circulation, des durées, un pouls, un film qui ose réinventer ce bon vieux réalisme en passe d’être définitivement remisé par l’ère AOL, qui brille parfois d’éclats pialatiens tout en restant sans l’ombre d’un doute un film de Christophe Blanc. On prend en bloc.