Adapté d’une histoire vraie, Erin Brockovich conte l’éternel combat de l’individu faible contre le système tout-puissant. Ce formidable petit film prouve que Julia Roberts est une grande actrice et confirme que Steven Soderbergh est de ces rares artisans conteurs du cinéma américain. Assisterait-on à une nouvelle vogue du film-dossier made in USA ? Après le […]
Adapté d’une histoire vraie, Erin Brockovich conte l’éternel combat de l’individu faible contre le système tout-puissant. Ce formidable petit film prouve que Julia Roberts est une grande actrice et confirme que Steven Soderbergh est de ces rares artisans conteurs du cinéma américain.
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Assisterait-on à une nouvelle vogue du film-dossier made in USA ? Après le très beau Révélations de Michael Mann, et après le très mauvais Hurricane Carter de Norman Jewison, Erin Brockovich seule contre tous de Steven Soderbergh confirme le retour en force d’un sous-genre que le cinéma américain avait délaissé depuis une bonne vingtaine d’années. Et le triomphe public et critique que le film rencontre aux Etats-Unis laisse bien augurer de la poursuite de cette veine « documentaire ».
Alors que les auteurs historiques ne vont pas très fort (Scorsese en plein radotage, De Palma bientôt, Coppola dans les affaires, Malick pas avant vingt ans) et que la sinistre distinction entre « films pour adultes » (voir le triomphe aux Oscars d’American beauty) et brouet ludique servi aux consommateurs enfants et adolescents a fini de se creuser, tout se passe comme si les studios avaient de nouveau besoin d’un surcroît de réel, d’une justification à leurs fictions. « Just facts! », hurlaient les rédacteurs en chef des films en noir et blanc à leurs courageux reporters : « seulement des faits », sous toutes leurs coutures et avec le plus grand luxe de détails. Il ne faut plus seulement que l’histoire soit bonne, il faut aussi qu’elle soit vraie.
Celle d’Erin Brockovich l’est. Indiscutablement. Et si on en doutait encore, tout l’attirail promotionnel, du dossier de presse à l’affiche en passant par la bande-annonce, se charge de nous l’assener à grands coups de massue. C’est donc la bonne vieille histoire de la jolie jeune femme célibataire, encombrée de trois adorables bambins, sans boulot, sans compétences particulières et donc sans un rond, seulement munie de sa grande gueule, d’un courage à toute épreuve et de généreux attributs mammaires, qui va profiter d’un concours de circonstances pour mettre à genoux une puissante compagnie empoisonneuse, venger les pauvres gens en leur obtenant force dommages et intérêts, passer de son statut de white trash anonyme à celui de juriste crainte et respectée. Au passage, elle parviendra même à réchauffer son lit en capturant un gentil et beau motard, derechef transformé en baby-sitter émérite, biker bien maté. Ouf. Présenté comme ça, Erin Brockovich a l’air très édifiant et chiant… Le tour de force du film est que ça ne l’est presque pas du tout, le moins possible, vraiment à peine un chouïa.
Pour tenter de percer ce mystère, cette transmutation des plus étranges d’un gros film balourd sur le papier en un objet curieux et gentiment euphorisant à l’écran, il convient d’abord de se pencher sur le cas Steven Soderbergh. Un drôle de cinéaste, en vérité, que ce parfait inconnu soudain transformé en héraut du cinéma américain indépendant, un soir de palmarès cannois, par un Wim Wenders paternel et admiratif. Film malin et convenablement écrit, Sexe, mensonges et vidéo raflait la Palme d’or et quelques accessits du festival 1989, créait la surprise tout en n’échappant pas aux soupçons d’usurpation éhontée et de soufflé destiné à vite retomber. La suite tarda à venir et confirma les médisances. Si Kafka, King of the hill ou A fleur de peau étaient plutôt réussis et affirmaient déjà le talent de Soderbergh à varier les registres et à se couler dans tous les genres (du thriller littéraire et arty au néofilm noir maniéré en passant par la chronique familiale en costumes, « vue par un enfant »), il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Soderbergh ne tranchait pas vraiment dans un paysage déjà dévasté, peinait à confirmer les promesses de singularité que Wenders avait placées en lui, paraissait bien fade comparé aux Tarantino et autres frères Coen. Et quand il se décida à redevenir ouvertement « personnel », Soderbergh livra Schizopolis, une pochade soulignée trois fois « surréaliste » qui fleurait bon le film de fin d’études. Affaire classée : encore un imposteur.
Jusqu’au redressement inattendu de Hors d’atteinte, où Soderbergh réussissait à rendre intéressants et bons comédiens George Clooney et Jennifer Lopez, tout en dissipant enfin le malentendu qui pesait sur lui depuis Sexe, mensonges et vidéo. On avait vainement attendu l’émergence d’un auteur « à l’européenne » et c’est un bon metteur en scène américain qui surgissait. Encore un errement de l’auteurisme à tout crin, un de plus, qui nous avait fait prendre une bonne vessie pour une mauvaise lanterne. C’est justement quand Soderbergh joue à l’auteur qu’il est le moins à l’aise : voir Schizopolis, ou encore les afféteries stylistiques qui empêchaient L’Anglais de prendre tout à fait son envol de film de genre costaud sous tous rapports.
S’il semble dépourvu d’univers thématique et formel clairement identifiable, Soderbergh n’a pas son pareil pour frétiller à l’aise dans des productions mainstream qu’il tire vers le haut. Un rêve pour ses producteurs, certains de voir grandement améliorer ce qu’ils lui confient, et une bénédiction pour l’amateur de cinéma américain bien manufacturé bref, une absolue rareté, une pièce de choix du musée Michael Curtiz.
Car si Soderbergh ne fait pas de chefs-d’œuvre immortels, il sait comment faire prendre une mayonnaise, en commençant par choisir avec minutie ses ingrédients avant de les mélanger dans un ordre savant. Comme Hors d’atteinte, Erin Brockovich est une somme de détails et d’attentions, un film construit avec un soin d’artisan sûr de son savoir-faire plutôt qu’emporté sur les ailes du génie. Dans ce registre, tout compte pour la réussite de l’ensemble mais le casting en est un élément primordial.
Et on ne peut qu’être admiratif devant ce que Julia Roberts est capable de faire, son abattage dément de sex-symbol jamais en retard d’une moue d’indignation ou de plaisir, son inventivité de postures, cette manière inouïe de jouer la connivence avec le spectateur, de lui donner à l’écran sa propre réaction, tout en abolissant toute distance entre elle et son personnage. Julia Roberts est digne de Katherine Hepburn, Rosalind Russell ou Jean Arthur, sa drôlerie naturelle de belle plante poussée trop vite éclate dans un film « sérieux » alors qu’elle paraît artificielle et forcée dans les comédies trop sucrées qu’on lui fait jouer d’habitude. Tout aussi remarquable, Albert Finney n’est que technique britannique, distance et scepticisme en sautoir. Lui joue à jouer l’avocat roué revenu de tout, son flegme cynique contraste avec la spontanéité suraffichée de Roberts pour créer un des innombrables contrepoints qui constituent Erin Brockovich.
Car si Soderbergh aime toucher à tous les genres, il excelle aussi à les mélanger dans un même film. Plus que le film-dossier attendu, Erin Brockovich est surtout une comédie sociale qui s’amuse à éviter les passages obligés (pas de scènes de procès, pas de scènes de cul non plus), insiste sur les aspects les plus répétitifs et laborieux de l’enquête au lieu de les accélérer, fait alterner rapidité elliptique dans la conduite du récit et longs « tunnels » juridiques.
Si on ne s’ennuie jamais dans les méandres de la marécageuse jurisprudence américaine, c’est parce que le film sait prendre tout son temps pour les transformer en éléments de suspens et de comédie, petit théâtre des apparences bien éloigné de l’importance des enjeux, et parce qu’il colle à son héroïne en plein apprentissage des arcanes du droit. Le processus d’identification entre Erin et le spectateur est à ce prix, et la joie qu’on ressent à son triomphe final doit beaucoup à la méticulosité de Soderbergh, à son honnêteté de conteur qui ne veut passer sur aucune péripétie de l’intrigue.
Erin Brockovich est un film patient pour spectateurs pas pressés d’en finir. Et la ténacité d’Erin se confond avec celle du film, sa volonté d’aller au bout de sa méthode discursive, dans le comique de situation comme dans le mélodrame « seule contre tous », les humbles contre le puissant groupe chimique qui les tue à petit feu.
Encore fallait-il être capable de faire swinguer cette énième tentative de revivifier le vieux combat de Capra mauvaise conscience en même temps que grand ancêtre idolâtré à distance respectueuse de tout le cinéma américain. Soderbergh y arrive grâce à une forme très particulière de fabrication : le négligé chic. Bien dans l’air du temps, le procédé consiste à parvenir à une facture faussement lâche, mais qui laisse entrer un peu de vérité documentaire, tout en restant parfaitement maîtrisée, évidemment. Et Soderbergh de multiplier les caméras à l’épaule, les zooms et les tremblés légers. Le tout dans des décors et costumes qui arrivent à faire oublier leur facticité première pour atteindre une sorte de néovérisme hollywoodien.
De temps à autre, Soderbergh en fait un poil de trop dans le sentimentalisme, oublie que le zoom aussi est affaire de morale quand il en use et abuse sur le regard mouillé d’un enfant malade. Mais ces légères concessions à la sensiblerie ambiante ne parviennent pas à gâcher le plaisir pris à Erin Brockovich, l’excellent petit film d’un bon petit maître : une espèce en voie de disparition, un ours des Pyrénées.
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