Le nouveau film d’Andrzej Zulawski est plutôt une heureuse surprise. Si ses excès prêtent à rire, La Fidélité touche par ses beautés éparses, par son émouvant aspect “autobiographie du couple” et par la rayonnante maturité de Sophie Marceau, actrice en majesté. Si plus personne ne parle de ses trois premiers films polonais, hélas devenus invisibles, […]
Le nouveau film d’Andrzej Zulawski est plutôt une heureuse surprise. Si ses excès prêtent à rire, La Fidélité touche par ses beautés éparses, par son émouvant aspect « autobiographie du couple » et par la rayonnante maturité de Sophie Marceau, actrice en majesté.
Si plus personne ne parle de ses trois premiers films polonais, hélas devenus invisibles, les plus vieux se souviennent de Romy Schneider et Dutronc dans L’Important, c’est d’aimer, le seul film un peu considéré par les anti-zulawskiens primaires que nous sommes depuis toujours. Alors que les trentenaires se rappellent Adjani en train de gâcher les commissions contre les murs du métro de Berlin dans Possession, ou l’affiche « scandaleuse » de La Femme publique, ou encore les pénibles roulements d’yeux de Francis Huster dans L’Amour braque, une grotesque adaptation de L’Idiot dont on se gausse encore dans les chaumières, les plus jeunes auront contribué par leur totale indifférence aux bides successifs de Mes nuits sont plus belles que vos jours, Boris Godounov, La Note bleue et Szamanka, le film du retour en Pologne.
Durant la première moitié des années 80, ses années de gloire et de succès, Zulawski était avec Alan Parker le cinéaste le plus méprisé par les cinéphiles un peu raisonnables. Et ce n’était que justice tant ses films étaient prétentieux, d’une outrance facile, et risquaient d’infliger des dommages irréparables aux yeux comme aux tympans. Ça hurlait beaucoup, ça mangeait parfois du verre, ça forniquait dans le drame avec force grimaces, ça se voulait vachement excessif et ce n’était finalement que très ennuyeux et bien vain. Après une bienheureuse abstinence qui aura duré dix ans, pendant laquelle on a préféré épargner nos nerfs fragiles en se passant des trois derniers films, La Fidélité est une belle et heureuse surprise, un film passionnant et entêtant malgré la présence de certains tics zulawskiens des plus irritants, en même temps que la redécouverte d’une grande comédienne qui semblait abonnée aux couillonnades franco-internationales, Sophie Marceau.
Deuxième adaptation en moins d’un an de La Princesse de Clèves, après la magnifique Lettre d’Oliveira, La Fidélité prend le parti du contemporain le plus échevelé et le plus trivial alors qu’Oliveira ne cesse de fonder sa modernité de cinéaste sur un retour fécond vers l’archaïque comme mise en crise des codes de représentation admis. La comparaison s’impose d’autant plus avant de s’annuler d’elle-même que les deux films ont le même producteur (Paulo Branco, qui a décidément de la suite dans les idées…) et qu’on trouve dans le Zulawski deux petites touches oliveiriennes : les statues-modèles que contemple Clélia à plusieurs reprises et la télévision comme porteuse de mauvaises nouvelles. Simple logique de l’adaptation d’un matériau commun ou clins d’œil amusés d’un cinéaste à un autre, peu importe tant les deux films sont différents, La Lettre étant conçue sur la rétention sublimée de ses passions par une héroïne en mal de romanesque, alors que La Fidélité tente de contrôler le (mauvais) penchant zulawskien à l’exacerbation généralisée. Si La Fidélité est un bon Zulawski, c’est quand même un Zulawski, avec ses poussées tocs et dérisoires avis aux allergiques comme aux amateurs.
Mais nos préventions contre le film tombent dès la première scène dans le train entre Clélia et sa mère. Car la mise en scène y est à la fois ample, sereine et coulée, à la bonne distance et dans un rythme étrange et attachant, là où on n’attendait que gesticulations stériles et affectées, et parce que les deux comédiennes (Marceau et Magali Noël) jouent remarquablement à côté plutôt que trop un dialogue à l’écriture subtile et musicale. Belle idée que d’avoir mis dans la bouche de la maman, ancienne chanteuse de cabaret, des ritournelles un peu fanées quand vient le moment de l’aveu de la paternité incertaine de sa fille. Centrée autour de la rencontre de Clélia avec Clève (sans « s », une coquetterie) en Gallimard désargenté et sa confrontation avec Mac Roi, père inconnu et tout-puissant magnat des tabloïds trash et choc genre Axel Ganz, toute la première heure ne laisse pas d’intriguer et de surprendre par la haute ambition qui s’en dégage et le mode élégant et presque apaisé sur lequel elle se déploie. Zulawski n’a jamais mieux filmé qu’ici, il n’a jamais écrit une histoire aussi forte et aussi pleine, et Marceau n’a jamais été plus belle et plus intéressante, comme si la plus grande partie des trop voyantes bizarreries zulawskiennes s’était enfin dissoute dans sa seule personne pour donner à son jeu une épaisseur et une étrangeté délicates et insoupçonnées, une variété sans ostentation de tons et d’attitudes qui ne cesse de nourrir le film et de venir à son secours quand le besoin s’en fait sentir.
Sophie dans tous ses états, tout à la fois dans sa technique archimaîtrisée de comédienne et dans l’entier don d’elle-même, enfantine dans ses rires soudains et éclatante de maturité soupirante, enfin complètement éclose pour porter un film qui est surtout le sien. Ouvertement autobiographiques, touchantes de sincérité et d’exposition casse-cou des fondements de leur couple, les relations de respect, d’affection et de désir un peu triste entre Clève et Clélia, une photographe à succès de 30 ans et un amateur velléitaire, vieillissant et mis sur la touche, sonnent toujours juste et poussent la surfabrication zulawskienne vers une forme très particulière de home movie. Pour le meilleur, La Fidélité est surtout un beau film de couple, une actrice et son cinéaste plutôt que l’inverse, où chacun dévoile ses peurs et ses doutes dans une contagieuse euphorie de vérité, en un défi amoureux relevé avec beaucoup de pudeur et de panache.
Infiniment moins convaincant quand il se lance dans des discours assez convenus sur l’artiste et le spectacle, la commande et l’intégrité, et peuple son film de figures berlusconiennes et de réflexions pesantes sur sexe et puissance, Zulawski est très fort pour multiplier les personnages secondaires, explorer les lézardes des édifices familiaux, et camper d’un seul trait des figures très chargées mais qui échappent souvent à la caricature grâce au talent des comédiens. Si Michel Subor (Mac Roi) ou Edith Scob (Diane, sa vieille maîtresse et âme damnée) s’en sortent avec les honneurs, Guillaume Canet hérite du seul personnage vraiment impossible : Némo (plutôt que Nemours, autre coquetterie), jeune photographe de talent déchiré entre son idéalisme artistique et politique et son sale métier de « hyène » dans la presse Mac Roi, amoureux fou de Clélia, énième avatar de l’ange zulawskien sorti du caniveau, avec des barbelés peints autour de la taille (comme Kirk Douglas dans L’Homme qui n’avait pas d’étoile ?) et un goût prononcé pour les plaisirs « prolos » (course de motos, bars enfumés et Belleville, si on a bien compris) ou dangereux (coke et pute black, mmhh). Canet ne s’en sort pas très bien, surtout comparé à Pascal Greggory, et son personnage encore moins bien que lui. Le contraste trop artificiellement recherché entre son « monde » (combats de pitbulls, boxe à mains nues, trafics d’organes et musique rock) et celui de Clélia prête à sourire.
Le film devient alors beaucoup trop long (2 h 45, mais pourquoi ?), les dialogues frisent parfois le ridicule, et les tunnels s’accumulent, surtout quand Zulawski se prend soudain pour John Woo et ordonne des fusillades au ralenti. Et malgré tout ce fatras zulawskien trop explicite qui entre comme par effraction alors qu’on l’avait cru balayé par un souffle nouveau, La Fidélité résiste à ses défauts, surmonte ses faiblesses. Ses maux n’arrivent pas à le tuer, comme s’il disposait d’autant de vies que d’impasses. Le film impose son rythme languide de grand blessé, avec ses raccords insensés, ses surplaces d’agonisant perpétuel et ses victoires éclairs, et contient in fine suffisamment de beautés éparses pour faire oublier ses catastrophes c’est un film entièrement consacré à sa propre maladie plutôt qu’un « grand film malade ». Quand on y repense après coup, on s’aperçoit qu’on en a oublié le pire pour ne se souvenir que de ses bouffées de réflexivité godardienne (les traductions orales des poèmes d’Auden), ses citations farceuses de Madame de Lafayette avec le « petit classique » en main, sa propension à regorger d’idées sans chercher à les trier. Et on se souvient surtout de ses acteurs, Marceau et Greggory en tête, magistraux de générosité et de fantaisie, d’audace tranquille et de splendeur physique à peine abîmées. Tous deux sont à l’image de ce film imparfait et chaotique, toujours sur la brèche, qui ne paraît se tromper si souvent que pour mieux s’assurer qu’il est vivant, donc mal portant et toujours stimulant.