La Passagère et Walkover, deux films polonais aussi rares que magnifiques, réapparaissent dans le cadre d’une rétrospective sur “L’Autre Moitié de l’Europe”. Dans le cadre des rétrospectives consacrées à “L’Autre Moitié de l’Europe”, la galerie du Jeu de Paume présente deux films devenus rares, presque mythiques, réalisés à quelques années d’intervalle par deux grands cinéastes […]
La Passagère et Walkover, deux films polonais aussi rares que magnifiques, réapparaissent dans le cadre d’une rétrospective sur « L’Autre Moitié de l’Europe ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans le cadre des rétrospectives consacrées à « L’Autre Moitié de l’Europe », la galerie du Jeu de Paume présente deux films devenus rares, presque mythiques, réalisés à quelques années d’intervalle par deux grands cinéastes polonais, Andrzej Munk et Jerzy Skolimowski. Le premier est mort le 20 septembre 1961 dans un accident de voiture, sans avoir pu terminer le tournage de La Passagère, qui sera achevé par ses collaborateurs les plus proches en 1963 ; le second est porté disparu depuis Ferdydurke (1991), une adaptation pas très convaincante car trop illustrative de Gombrowicz, son auteur de chevet. Mais Walkover (1965), son deuxième long métrage après Signe particulier : néant (Rysopis, 1964), reste une pure merveille, un film de feu qui ne cesse de réinventer le cinéma à travers le corps bondissant de son auteur-interprète.
Pour la génération de La Liste de Schindler et de La Vie est belle de Roberto Benigni, c’est Godard, encore lui, qui a ressuscité La Passagère dans l’épisode 3(a) de ses Histoire(s) du cinéma, « La Monnaie de l’absolu » : « Les Polonais ont fait deux films d’expiation, La Passagère et La Dernière Etape, et un film de souvenirs, Kanal. Et puis ils ont fini par accueillir Spielberg lorsque « plus jamais ça » est devenu « c’est toujours ça ». » En découvrant enfin La Passagère, on comprend mieux la récente querelle qui a opposé Godard et Lanzmann à propos de la figuration d’Auschwitz au cinéma. Alors que Lanzmann a fait Shoah pour dépasser définitivement le problème de la figuration, Godard ne peut oublier les images du film de Munk, antidote puissant à la fausseté sentimentale des Spielberg/Benigni en même temps que dispositif indirect d’une rare intelligence pour évoquer l’univers concentrationnaire sans sombrer dans la reconstitution pornographique mais sans chercher non plus à en atténuer l’horreur. Inspiré à Munk par le procès Eichmann et conçu comme le récit présenté comme lacunaire et peut-être mensonger d’une surveillante SS qui croit reconnaître une ancienne déportée sur le paquebot qui la ramène en Allemagne quinze ans après la fin de la guerre, La Passagère est construit sur le contraste entre le calme luxueux de la traversée et les flash-backs à Auschwitz, dans lesquels Munk montre sèchement et précisément tous les rouages de l’industrie de la mort, mais comme filtrés et tenus à distance par la voix off du bourreau qui cherche à justifier son attitude auprès de son mari qui ignore tout de son passé. Munk n’élude rien, ni les corps nus des suppliciées ni la fumée noire des crématoires, mais tout est fondu dans le ressassement obsessionnel de Liza qui raconte comment elle a tenté d’instaurer un rapport de domination privé au sein du camp. Et comment Marta, « une Polonaise arrêtée pour un crime politique », résiste à ses avances et refuse de basculer de son côté. En son état de film inachevé qui lui confère une force étrange, avec des photographies tirées du peu qu’avait filmé Munk de l’épisode du bateau et une voix off qui tente péniblement de deviner ses intentions, La Passagère échappe au symbolisme comme à l’exemplarité pour se transformer en un magnifique film de résistance, une lutte à mort qui ne s’exprime que par des regards.
Grand choc de l’année 65, un des meilleurs représentants de ces « jeunes cinémas » post-Nouvelle Vague qui n’en finissaient pas d’éclore à travers le monde, du Brésil de Glauber Rocha à l’Italie de Bertolucci et Bellocchio en passant par la Suisse de Tanner et Soutter ou le Portugal de Paulo Rocha, Walkover est un film intact. Filmé au présent discontinu, dans une frénésie de rencontres et de trafics, fait d’éléments hétérogènes qui disparaissent pour mieux resurgir au coin d’un plan, le film de Skolimowski concilie concision du trait (pas question de s’attarder ou de se répéter) et profusion de courants contradictoires (il faut tout mettre dans un film, le bourrer jusqu’à la gueule) pour aboutir à un véritable vertige d’abondance, un « à bout de souffle » qui rebondit toujours. Comme Skolimowski en boxeur amateur qui ne se résigne pas au forfait (« walkover »), le spectateur chancelle sous un déluge stylistique savamment organisé, un mélange jazzé d’adieu définitif à la jeunesse, d’humour d’une noire désinvolture et de dandysme d’un décalage total. En se servant de son corps toujours en mouvement comme d’un vecteur révolté qui paraît survoler un monde chaotique fait d’un grand combinat et de petites combines, Skolimowski saisit l’air du temps, celui de la Pologne des mutations sixties à peine différées, et l’instant du choix crucial entre résignation adulte et ultime sursaut d’orgueil. Walkover triomphe en courant à sa perte.
{"type":"Banniere-Basse"}