Hitchcock continue de susciter une littérature abondante. Parmi les récentes parutions, il faut retenir l’indispensable Alfred Hitchcock au travail, un livre dans lequel Bill Krohn corrige la légende d’un “cinéaste démiurgique qui avait tout pensé et prévu avant les tournages”. La bataille Hitchcock est gagnée depuis belle lurette. Faute de combattants. Celui qui a longtemps […]
Hitchcock continue de susciter une littérature abondante. Parmi les récentes parutions, il faut retenir l’indispensable Alfred Hitchcock au travail, un livre dans lequel Bill Krohn corrige la légende d’un « cinéaste démiurgique qui avait tout pensé et prévu avant les tournages ».
La bataille Hitchcock est gagnée depuis belle lurette. Faute de combattants. Celui qui a longtemps été considéré comme le fleuron roublard de l’industrie des loisirs américaine plutôt que comme un créateur à part entière est devenu le parangon de l’Auteur, sa rondouillarde et malicieuse incarnation. Son génie n’est plus contesté par personne. Depuis les travaux fondateurs de Rohmer et de Chabrol, le livre d’entretiens de Truffaut, et les subtiles analyses de Douchet ou Bellour, Hitchcock a quitté définitivement les salles populaires des grands boulevards pour entrer à l’Université. Il fait partie du Répertoire, sa stature a même tendance à faire de l’ombre à ses pairs. A mesure que s’empilaient les rêveries plus ou moins savantes et inspirées sur des films décidément inépuisables, puisque chacun peut s’y projeter à l’infini avec armes et bagages, un mythe se gravait dans le marbre, initié par Hitchcock lui-même et amplifié par ses talents de publiciste : celui du démiurge qui, une fois son film conçu sur le papier, n’avait plus qu’à le réaliser, dans une routine artisanale forcément ennuyeuse, qui ne laissait nulle place à l’hésitation, et encore moins à l’improvisation. Sur un plateau, Hitchcock ne mettait jamais l’oeil à la caméra, répondait par des soupirs exaspérés aux questions de ses comédiens (le trop fameux « Ce n’est qu’un film… »), et se contentait de surveiller placidement des collaborateurs dévoués à un projet où tout était prévu jusque dans les moindres détails. Le Maître n’avait plus qu’à s’endormir en attendant que ça se passe. Deux livres, tous deux basés sur le même fonds d’archives déposé à l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences de Los Angeles, viennent corriger la légende. L’un est passionnant, l’autre nul. Alfred Hitchcock au travail de Bill Krohn est ce qu’on a coutume d’appeler un « beau livre » : reproductions nombreuses et soignées, maquette claire et élégante, forte reliure et prix en rapport. Mais ce bel objet doit se lire autant qu’il se feuillette. En ajoutant un peu de sueur, sinon du sang et des larmes, au mythe hitchcockien, le correspondant à Los Angeles des Cahiers du cinéma ne prétend pas renouveler radicalement l’effort d’exégèse de ses devanciers moins bien documentés. Savoir comment et avec quelles difficultés L’Inconnu du Nord-Express ou Les Oiseaux ont été fabriqués ne frappe pas soudain d’inanité les divers « délires » analytiques que ces films continuent de susciter. Une oeuvre d’art ne saurait d’abord s’appréhender par la somme confuse de ses brouillons mais comme une forme qui pense dont il faut dégager la vérité poétique pour pouvoir l’apprécier. Il ne s’agit pas de passer Hitchcock aux rayons X des documents de travail pour qu’apparaissent enfin toutes les ratures et tous les repentirs. En se penchant sur les conditions de production de quelques films de la période américaine, Krohn ne cherche pas plus à les appauvrir qu’à les désacraliser. Au contraire, il fait oeuvre de critique et d’historien amoureux de son sujet en démontrant que le génie d’Hitchcock résidait aussi dans ses prodigieuses capacités d’adaptation devant les multiples obstacles qui se dressaient entre lui et sa vision. Comme la biographie de Donald Spoto avait éclairé les tourments intimes du créateur sans que leurs manifestations formelles ne perdent de leur pouvoir de fascination, les nouvelles pièces que Krohn verse au dossier Hitchcock n’altèrent que les déviances légendaires, colportées par des admirateurs éperdus et trop promptsà croire en une conception strictement platonicienne d’un cinéaste au travail. Hitchcock n’était pas Kubrick, lui ne se préparait que dans la mesure du possible, et non dans sa démesure organisée et mabusienne. Expérimentateur né autant que démiurge sûr de ses effets, Hitchcock ne s’ennuyait jamais face à ses éprouvettes. Il lui arrivait même de faire exploser le laboratoire, comme pour Les Oiseaux, et d’avoir à en tirer les leçons in situ.
Fil rouge le plus spectaculaire du livre, l’affaire des storyboards montre bien comment une pratique hollywoodienne somme toute assez banale s’est faite légende envahissante. Pour Hitchcock, le storyboard était un outil de communication qui permettait aux divers départements du studio de se faire une idée des objectifs et des difficultés d’une séquence. C’était un ensemble de « suggestions » préparatoires, dessinées par un professionnel selon les croquis sommaires d’Hitchcock, et non un modèle définitivement établi auquel le cinéaste devait se conformer mécaniquement au moment du tournage proprement dit. L’idée répandue selon laquelle Hitchcock faisait dessiner tous ses films dans leurs moindres détails avant de les tourner, d’où son profond ennui sur le plateau, vient de cette exagération, favorisée par Hitchcock lui-même, très à l’aise dans son rôle favori de visionnaire calme et débonnaire. En prenant plusieurs exemples, dont la séquence de la traversée du lac dans Les Oiseaux est le plus frappant, Krohn démontre que ce qui avait été filmé selon les dessins pouvait encore évoluer jusqu’au moment du montage, dans un processus créatif en perpétuelle recherche. Et Krohn de conclure : « Comme un scénario, un storyboard peut être récrit au dernier moment. » Il va jusqu’à affirmer que le plus célèbre storyboard d’Hitchcock, celui de la séquence de l’avion dans La Mort aux trousses, est un faux, dessiné après coup pour les besoins de la promotion du film.
Le chapitre consacré aux Oiseaux est le plus passionnant du livre. Parce qu’on y découvre un Hitchcock soudain angoissé par sa propre audace, loin du cliché de la maîtrise absolue, devant lutter avec des effets spéciaux qu’il faut inventer de toutes pièces. Durant toute l’écriture du scénario jusqu’au tournage, une question le taraude : doit-il expliquer l’attitude meurtrière des oiseaux ? « Je me demande encore si quelque chose de nature thématique ne devrait pas être introduit dans le scénario. Je suis sûr que les gens, en particulier les imbéciles, ne cesseront de nous demander : mais pourquoi font-ils ça ? », écrit Hitchcock à son scénariste, Evan Hunter. Peu à peu, Hitchcock va décider de laisser les attaques inexpliquées, « gommant » l’une après l’autre toutes les tentatives d’élucidation. Au stade de la postproduction, Hitchcock innove encore en optant pour une musique électronique à la place de cris d’oiseaux enregistrés. Film de tous les risques et des plus éclatantes réussites, Les Oiseaux est aussi celui où Hitchcock a tombé le masque de la maîtrise hautaine pour se laisser aller aux doutes et aux vertiges de l’improvisation. Parce que le film l’exigeait.
Comparé à la richesse documentaire et thématique du livre de Bill Krohn, Les Cahiers d’Hitchcock de Dan Auiler, sous-titré Les Secrets d’un créateur de génie, fait pâle figure. A l’inverse de la démarche méthodique de Krohn, Auiler se contente trop souvent de compiler les documents, sans schéma directeur précis et sans oser en tirer une somme d’enseignements formels. Travail d’archiviste consciencieux plus que d’historien inspiré, son livre n’en reste pas moins une source inépuisable de découvertes pour l’hitchcockien fervent, surtout en ce qui concerne le douloureux chapitre des projets avortés (voir l’affaire Kaleidoscope dans Les Inrockuptibles n° 216, article qui doit tout aux recherches d’Auiler). Mais ce livre n’est pas encore traduit en français, c’est-à-dire que la version considérablement écourtée qu’en propose J.-C. Lattès est un véritable scandale éditorial. Saccageant le travail d’Auiler au mépris de toute cohérence, cette version française accumule les coupes sauvages et se présente comme une suite d’extraits éparpillés de l’édition originale. C’est ainsi que le tableau comparatif des différentes versions du Procès Paradine (1947) et les notes d’Alma sur Le Rideau déchiré (1966) se retrouvent au chapitre « Les débuts » ! Le deuxième chapitre, intitulé « Construire un scénario », passe de 272 pages dans l’édition anglaise à 63 dans la française. Le reste est à l’avenant, pas de suspens. Dan Auiler devrait intenter un procès pour contrefaçon, les malheureux acheteurs de cette mascarade, exiger d’être remboursés, et J.-C. Lattès, cesser de se faire passer pour un éditeur.
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