Les petits sujets ont souvent donné de grands films. En scrutant minutieusement la lente usure d’un couple, Suwa Nobuhiro signe avec M/other un film splendide, à la fois rigoureusement structuré et libre comme une improvisation de jazz, moderne et captivant. Désolé. Quitte à en lasser certains, M/other est encore un splendide film japonais. Tous ceux […]
Les petits sujets ont souvent donné de grands films. En scrutant minutieusement la lente usure d’un couple, Suwa Nobuhiro signe avec M/other un film splendide, à la fois rigoureusement structuré et libre comme une improvisation de jazz, moderne et captivant.
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Désolé. Quitte à en lasser certains, M/other est encore un splendide film japonais. Tous ceux qui nous ont suivis dans nos engouements récents pour Kitano, Kurosawa, Hashiguchi, Kore Eda, Miyazaki, Kon, Kawase (sans même parler des anciens, toujours verts ou à redécouvrir, d’Imamura à Kato Tai) savent que notre nippophilie galopante n’est en rien exagérée, qu’il ne s’agit là ni d’une mode ni d’un systématisme obtus (la preuve, nous avons récemment été plus tièdes pour Tetsuo ou même carrément froids pour Motohashi) : il se trouve simplement que, depuis quelques années, les films les plus novateurs, les plus beaux et les plus forts, viennent de l’Extrême-Orient en général et du Japon en particulier.
Une fois n’est pas coutume, un peu de théorie pour tenter de comprendre ce qui guide nos goûts et dégoûts. Voici venir le temps des petits et gros malins de l’image, voici venue l’ère du visuel proliférant qui repousse le cinéma dans les marges. Qu’est-ce que le visuel ? Ce qu’on voit partout, dans les clips, les publicités, les jeux vidéo, les films (Fight Club, La Plage ou le plus talentueux Sleepy Hollow…), c’est la science sans conscience, l’image sans pensée, la flatterie voluptueuse mais superficielle et éphémère de l’œil, la démonstration du savoir-faire de l’auteur, l’entérinement de sa supériorité sur le spectateur captif et hypnotisé… Contre le visuel, à son opposé éthique et artistique, il existe une idée du cinéma comme art du temps, art de l’espace (ce qui n’est pas pareil que le visuel), art de l’articulation entre le temps et l’espace, art producteur d’altérité et de pensée du monde, idée dans laquelle le cinéaste n’est pas en position de dominateur, de bête de foire matraquant ses tours de magie, de chef de chantier au service d’une industrie, mais occupe plutôt la fonction de passeur, d’intermédiaire entre le spectateur et le monde : dans ce cas de figure, le cinéaste n’exhibe pas sa virtuosité (ou au moins ne se contente pas de ça) dans un exercice purement nombriliste et masturbatoire, mais essaie de partager avec lui une expérience sensible, de faire ensemble un bout de chemin vers la connaissance. Même s’ils sont loin d’être les seuls (voir les exemples récents de Kubrick, Monteiro, Cantet, Ramos…), les cinéastes japonais nous paraissent depuis quelques années les plus obstinés, les plus nombreux et surtout les plus doués à pratiquer cette conception « humaniste » du septième art il ne s’agit pas là d’un humanisme bêlant ou littéral qui passerait par des scénarios défendant le faible et l’opprimé, mais d’un humanisme au sens le plus fort et le plus exigeant, qui se confond avec la pratique globale de l’activité de cinéaste et qui consiste par exemple à considérer le spectateur comme un être pensant et désirant et non comme un strict consommateur à conforter dans ses certitudes.
Et M/other ? Et Suwa Nobuhiro ? Mais on ne parle que de ça. Car si Suwa n’a évidemment pas tourné avec des bouquins de Deleuze ou Daney dans chaque main, M/other apparaît comme un exemple quintessentiel concrétisant les conceptions que l’on vient d’exposer. Deux mots sur Suwa : il « découvre » le cinéma à l’université en étant bouleversé par les films de Stan Brakhage et de Jonas Mekas, devient assistant réalisateur sur des grosses productions, puis sur des projets plus indépendants, réalise de nombreux courts métrages de 1982 à 84, puis des documentaires pour la télévision dans les années 90. En 97, il réalise son premier long métrage, 2/duo, inédit en France, puis M/other en 99. Rencontré à Paris le mois dernier, Suwa nous est apparu comme un jeune homme placide, plutôt introverti, parlant de son travail avec beaucoup de modestie, de précision, de clarté et d’intelligence.
Le titre du film fonctionne comme un raccourci lettriste de son contenu : M pour la masculinité, other pour l’Autre, mother pour la maternité et la féminité, le / pour la fêlure des familles et des couples modernes. Tout est dit dans ce titre, et en même temps rien, l’épaisse chair du film étant son extraordinaire mise en scène. Soit donc Tokyo, aujourd’hui, un homme et une femme (l’excellent Miura Tomokazu, la splendide et non moins excellente Watanabe Makiko). Il a une quarantaine d’années, un fils d’un précédent mariage, elle a la trentaine, ils vivent ensemble, sans enfant. C’est un couple « moderne », particulièrement dans le contexte de la société japonaise. L’ex-épouse devant séjourner à l’hôpital pour quelques semaines, l’homme doit récupérer la garde de son fils. C’est donc à un couple « dérangé » par l’intrusion inattendue d’un enfant que s’intéresse M/other, qui aurait pu aussi s’intituler La Lente Décomposition d’un couple, Faces ou Identification d’une femme. Car l’installation du gamin, « corps en trop », va servir de révélateur aux relations profondes entretenues par son père et sa concubine.
Au début, l’homme est gêné aux entournures, on le sent complètement clivé entre son rôle de père et son confort d’amant vivant avec une jolie femme plus jeune que lui ; la femme, elle, refuse d’abord la présence de cet enfant, d’autant que son concubin ne l’a pas prévenue, puis accepte sous condition que la situation ne s’éternise pas. Patiemment, à petit feu, en enregistrant rigoureusement le lent « travail » d’usure du quotidien, Suwa va observer la lente évolution des rapports de ce couple, comme un topographe observerait la tectonique des plaques ou la dérive des continents. La durée est ici un ingrédient fondamental durée des plans, durée des scènes et durée globale du film , car ce qui commence comme un banal film de couple hypnotise progressivement au point que l’on finit par être complètement rivé à ce qui se passe sur l’écran. Loin d’être un gimmick auteuriste, les blocs de durée sont l’élément essentiel de captation du spectateur, celui qui donne matière au film, le facteur créateur de suspens et de tension.
Les acteurs profitent de ces temps dilatés pour « vivre » leurs scènes d’un trait et jusqu’au bout. Suwa explique que l’essentiel du film s’est écrit au cours du tournage, sur la base de longues conversations avec les comédiens. Ainsi, les acteurs ne récitent pas un texte mais le vivent suite à un lent et dense processus d’imprégnation. En même temps, cette liberté enivrante est « cadrée » par un sens rigoureux et quasi millimétré du plan. Cette dialectique entre maîtrise et abandon est l’aspect le plus fécond du film. Tel un grand jazzman, Suwa sait où il veut aller, mais tout en restant réceptif aux accidents du réel, à l’aléatoire du présent.
La crise qui couvait dans le couple finit par éclater, du fait de la femme, plus courageuse et lucide M/other est encore une histoire d’homme aux yeux grands fermés. Malgré l’évolution des mœurs et l’assouplissement de rigidités anciennes, le couple demeure une aventure à hauts risques, les relations homme/femme un malentendu éternel, et l’Autre, un bloc de mystères, parfois sans réponses. C’est donc avec une somme d’interrogations que nous laisse ce film en tous points splendide, ce superbe traité sur l’écoulement du temps et sur la « mort aux travail ». L’acuité, l’intelligence et la beauté de M/other nous enthousiasment, le talent et la modestie de Suwa nous submergent et tout cela nous indique que le « cinéma », qui est au « visuel » ce que le gevrey-chambertin est au Coca-Cola, qui est encore capable de nous rendre sensible le monde contemporain (et comment !), que ce bon vieux cinématographe a encore de beaux jours devant lui.
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