L’édition des Histoire(s) du cinéma en CD illustre le fécond paradoxe de Godard : le cinéma, c’est de la musique, et vice versa.
« Sans images, mes films seraient encore meilleurs ! » c’est peu de dire que cette petite phrase goguenarde a eu du succès. Jamais même a-t-on senti autant de soulagement à prendre Godard (enfin !) à la lettre. C’était donc ça ! Ce qu’il nous avouait finalement tenait en cette simple constatation : Godard n’était pas un cinéaste, comme on avait sournoisement cherché à nous le faire croire pendant des années, mais un musicien qui s’ignorait. Fort de cette révélation/confession, on allait enfin pouvoir écrire en toute impunité ce qu’on pense vraiment de ses films obscurs et élitistes, c’est-à-dire à peu près tout et n’importe quoi : parler, par exemple, à propos de la bande sonore de Nouvelle Vague, éditée, par ECM déjà, il y a quelques années, d’une œuvre enfin « dépouillée des distractions visuelles » chacun appréciera.
Aujourd’hui, c’est au tour des Histoire(s) du cinéma de bénéficier d’une édition exceptionnelle en quatre livres et cinq CD (en plus du texte écrit et récité par Godard et d’un montage de photogrammes du film) de l’intégralité de sa bande sonore. Deux ou trois remarques s’imposent. Lorsque Godard considère le film comme un objet global et travaille simultanément toutes ses dimensions (visuelles et sonores) à égalité, comme autant de plans à mettre en scène et à agencer, il ne fait pas pour autant œuvre de musicien mais bien de cinéaste, dans toute sa démesure. Ensuite, intrinsèquement, comme cela nous est prouvé ici, ces partitions sonores complexes (extraits musicaux divers échantillonnés/mixés à la voix de Godard déclamant son texte ; bruit de machine à écrire doublant le discours ; bribes de dialogues de films célèbres ; inserts de documents historiques ; travail concret sur la bande, jeu sur le défilement, effets de boucle…) possèdent d’indéniables qualités musicales.
Mais si le résultat s’apparente à des œuvres de musique concrète, qui souvent génèrent a posteriori des petits films imaginaires, le lien à l’image est ici consubstantiel à son élaboration. La différence est essentielle : le rapport de Godard au son est indissociable d’un lien direct et concret à l’image et à son discours, les correspondances, les effets de résonance entre son et image se réfèrent directement à un travail cinématographique précis, à un montage visuel effectif, dans une relation rythmique, sémiotique, poétique à l’image-mouvement. Privé ici du défilement des images, le matériau sonore agit effectivement seul, en toute indépendance. Il y a là un travail sur le montage et la profondeur de champ qui fit naître tout un réseau de sens latents et d’images subliminales fascinant.
Si aujourd’hui Godard peut être considéré légitimement comme l’une des références majeures d’un nombre considérable de musiciens, si son travail s’impose comme l’un des quelques axes incontournables de la modernité, c’est parce qu’il a su réinventer le cinéma, pas la musique.
Stéphane Ollivier