La droite décomplexée imprime sa marque au coeur de l’espace politique européen. Son cocktail théorique explosif, mêlant néolibéralisme, néoconservatisme et identitarisme, fait de l’ombre à une gauche sans voix.
Politiquement, la droite domine en Europe : outre qu’elle occupe le pouvoir un peu partout au sein de l’Union, elle a imposé dans l’imaginaire collectif son hégémonie intellectuelle depuis une vingtaine d’années. Ce constat, déjà étayé dans de nombreux essais récents (Raffaele Simone, Daniel Lindenberg…), a poussé deux chercheurs, Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, à mener un Voyage au bout de la droite pour analyser les ressorts, historiques, idéologiques et sociologiques, de cette domination.
Un cocktail idéologique
Plus qu’une « droite décomplexée », cette droite hégémonique s’affiche comme une « droite revendiquée » cherchant moins à réanimer les droites du passé qu’à réinventer son système de pensée à travers un syncrétisme théorique inédit.
« Alliant conservation et contestation, monopolisant dans l’hémisphère droit de la vie publique l’essentiel du débat politique, la droitisation fait tache d’huile », soulignent les auteurs.
La droitisation, c’est d’abord « la cimentation d’un imaginaire commun dextriste fait de néolibéralisme, de déclinisme, de néoconservatisme, d’occidentalisme et d’identitarisme ».
Ce cocktail idéologique, à la fois fourre-tout et cohérent dans la puissance d’attraction qu’il génère, puise son origine dans le néoconservatisme américain ; c’est lui qui a servi de « détonateur à la flambée droitière » des années 80, 90 et 2000, en se fixant sur quelques motifs obsessionnels : l’occidentalisme, la folie identitaire, le rejet des Lumières, la critique de la raison progressiste, le conservatisme fiscal antitaxes, le conservatisme social mobilisé sur les questions de société et de religion.
Du Tea Party Movement américain au berlusconisme, du sarkozysme à la droite néerlandaise (laboratoire instructif avec Pim Fortuyn, Theo Van Gogh et Geert Wilders)…, les droites se saisissent du thème de l’identité nationale, vantent les mérites du marché et de l’ordre moral.
Un rejet aveugle de l’islam et une hantise du déclassement de la civilisation occidentale
Cette droite dominatrice est celle « d’hédonistes sécuritaires » qui veulent comme leurs parents jouir sans entrave et qui demandent que « leur ordre moral soit placé sous protection d’un appareil sécuritaire renforcé ». Au coeur de ce système de pensée, les auteurs rappellent le rôle décisif de ce qu’ils appellent les « paniques morales », réactions disproportionnées face à des pratiques culturelles souvent minoritaires jugées dangereuses pour la société.
Face à ce rejet aveugle de l’islam et à cette hantise du déclassement de la civilisation occidentale, la place de la gauche reste l’angle mort de ce Voyage au bout de la droite. Les auteurs oublient de mesurer la nouvelle vitalité contestataire qui existe de plus en plus chez les intellectuels de gauche, après la complicité d’une partie d’entre eux dans ce basculement conservateur.
Mais cette négligence n’occulte pas la juste invitation qu’ils adressent à la gauche, dont on attend qu’elle déconstruise l’effet d’illusion de ces « paniques morales » pour reconstruire un projet politique égalitaire, capable de séduire notamment les classes populaires des zones périurbaines, et au-delà de créer un imaginaire collectif qui lui fait encore défaut.
Jean-Marie Durand
Voyage au bout de la droite, des paniques morales à la contestation droitière de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin (Mille et Une Nuits), 278 pages, 18€.