L’Empire du soleil flingueur. Quatre films qui n’ont rien à voir entre eux sauf qu’ils sont japonais, qu’ils parlent de yakusas, qu’ils sont distribués ensemble et offrent un nouvel aperçu de l’extraordinaire vitalité du cinéma nippon, ce coup-ci versant cinéma de genre. Allons-y. 1. Komoro vient de tirer quatorze ans de prison. Membre éminent […]
L’Empire du soleil flingueur. Quatre films qui n’ont rien à voir entre eux sauf qu’ils sont japonais, qu’ils parlent de yakusas, qu’ils sont distribués ensemble et offrent un nouvel aperçu de l’extraordinaire vitalité du cinéma nippon, ce coup-ci versant cinéma de genre. Allons-y.
1. Komoro vient de tirer quatorze ans de prison. Membre éminent du clan Akita, il n’est pourtant pas pressé de reprendre le collier et consacre le peu d’énergie qui lui reste à se faire oublier, jusqu’à ce qu’il découvre que son successeur complote contre leur vieux chef. A partir de cette trame banale, Eiichi Kudo - vieux routier du cinéma japonais totalement inconnu ici - réussit un beau film aussi pagailleux que méditatif qui parvient à transcender les règles du genre à force de nonchalance et de digressions. Rythmé par du Vivaldi, Un Yakusa contre la meute est un film mal léché, où l’apparent relâchement de la forme est compensé par l’audace tranquille de la narration et l’attention portée aux personnages. Les règles du « film de yakusas » deviennent ici un hors-champ qui pèse sur le héros et l’empêche de profiter d’une retraite bien méritée. Au hasard de ses déplacements, Komoro se constitue une famille de rencontre qu’il devra protéger contre le surgissement de sa vie d’autrefois. Un voyou pas très doué, une prostituée au grand coeur et l’un de ses anciens lieutenants devenu vagabond forment son premier cercle, avant qu’une jolie infirmière et sa petite fille ne viennent encore compliquer la donne. Visiblement ennuyé quand il s’agit de filmer les rites des yakusas, Kudo excelle dans le mélodrame retenu et s’amuse à changer de direction sans crier gare. Il semble naviguer à vue et cherche devant nous les conditions de son affranchissement. C’est cette incertitude quant à la durée des scènes et cette suspension étirée de l’intrigue au profit des hésitations et des élans timides des personnages qui donnent un charme populaire et désuet à son film. Même les plans-séquences sont prosaïques et ne semblent lestés d’aucune intention « artistique ». Comme son héros, Kudo a tendance à faire traîner les choses et fait de son refus de s’adapter une qualité singulière. Chez lui, rien n’est parfait mais tout existe avec une force peu commune. Un Yakusa contre la meute est plus qu’un beau film, c’est un film étrangement libre.
2. Quoi de commun entre un jeune réalisateur japonais se réappropriant l’histoire de deux apprentis yakusas inaptes à prêter allégeance aux codes drastiques d’une organisation criminelle et la notule chargée de rendre compte de son ambition à se colleter au film de genre ? S’efforcer de ne pas convoquer le nom de qui vous savez. Dans un cas comme dans l’autre, peine perdue et démission face à l’évidence. Haïkus scatologiques, zébrures violentes, greffes de flash-backs alambiqués ou final sur une plage très Sonatine, ces emprunts par trop évidents ne sauraient pourtant servir le talent de Shinji Aoyama. Il est fatalement illusoire de défier le Maître en son jardin. L’intérêt que suscite Deux voyous est ailleurs. Il se situe dans la peinture de personnages toujours tentés par le laisser-courir, une saine inclination au dilettantisme, à même de subvertir les règles de l’ascension mafieuse, dogmes guère éloignés de la rigidité des contraintes qui finissent par asphyxier tout salaryman japonais. Yoichi et Michio atteignent à une réelle épaisseur quand Aoyama inscrit l’atrophie de leurs perspectives dans des compositions allant à l’encontre des canons esthétiques du film policier comme de la geste kitaniste. Ainsi, la scène du quai de gare, proposition pour une dynamique du surplace, ou le très long plan fixe de l’aire de parking qui voit Yoichi sublimer son (notre) dégoût de la violence pour libérer la femme aimée de l’emprise d’un yakusa. Cousine en majesté des plus beaux moments de la Petite fièvre des vingt ans d’Hashiguchi (rapprochement étayé par la présence, conjointe aux deux films, de la très belle Reiko Kataoka), cette séquence de pure chorégraphie légitime à elle seule notre enthousiasme naissant. Puisse Aoyama dépasser ses influences et étouffer une certaine propension à l’afféterie. Et se voir ainsi délivrer plus qu’un simple accessit.
3. Onibi, le démon est une des belles révélations de cette année. Le dossier de presse nous apprend que son réalisateur, Rokuro Mochizuki, dont c’est le cinquième film sur les yakusas, a auparavant produit ou mis en scène près de trois cents vidéos pornographiques homosexuelles. Onibi prend pour prétexte une trame rebattue du film noir : un ancien tueur, Kunihiro, après une vingtaine d’années passées sous les verrous, sort de prison. Déphasé, il ne retrouve plus ses repères dans la société actuelle, malgré l’appui d’un ami yakusa. On croit connaître tout cela par coeur, et pourtant le destin de cet homme taciturne et fatigué donne naissance à un film au rythme magnifique. S’il n’évite pas les scènes à faire, Mochizuki offre à son antihéros une vie privée, à l’écart des codes stricts du film de gangsters. Ces moments d’intimité, d’abord amicale avec un colocataire gay puis amoureuse avec une jeune pianiste qu’il assiste dans son besoin de vengeance puis qui partage brièvement sa vie, sont bouleversants. Ils apparaissent comme des bribes de bonheur, une courte parenthèse d’apaisement que Kunihiro décide de s’offrir avant une replongée inéluctable dans la violence. Mochizuki privilégie des moments de grâce inoubliables, lorsque Kunihiro entre par effraction dans la maison des parents de la femme qu’il aime pour y contempler des photos de son enfance. Ces vols de temps sont soulignés par l’obsession du tueur à la retraite de photographier les lieux et les êtres de sa rédemption impossible (une petite imprimerie où il va essayer de se réinsérer, son ami, son amour). Son geste final, crime suicidaire dans une gerbe de sang, le rapproche des héros de Scorsese et de Ferrara. Oeuvre très maîtrisée mais qui sait ménager des trouées inconséquentes de pure liberté, qui respecte le genre tout en se révélant absolument imprévisible, Onibi, le démon appartient à la catégorie de ces réussites géniales dont on se demande si elles constituent des accidents miraculeux ou marquent la naissance d’un grand cinéaste.
4. Une avocate providentielle, spécialiste du chantage et de l’extorsion, pratiques courantes des yakusas qui leur permettent d’investir par l’intimidation les palaces en faisant fuir la clientèle payante, va prendre en main le personnel d’un hôtel victime de l’invasion des gangsters et lui apprendre à inverser juridiquement cette situation invivable et enfin chasser les yakusas. Minbo est le seul des quatre films du cycle à envisager le monde des yakusas de l’extérieur, sans la moindre fascination ou complaisance à son égard. Juzo Itami s’est toujours amusé dans ses films à brocarder la société japonaise, l’archaïsme de ses rites ou les failles de sa modernité, avec une verve souvent assassine. Il n’était donc guère étonnant qu’il s’attaque un jour à l’empire des yakusas, montré d’une façon inédite : une plaie quotidienne pour certains travailleurs japonais. Mais la dénonciation emprunte les traits de la farce. Plus proche de la caricature documentée que du dossier filmé, Itami réalise une comédie très cruelle (le stress provoqué par les yakusas fait pisser le sang au comptable de l’hôtel), qui ose mêler le drame à la bouffonnerie (la trouille monstrueuse des employés et la grossièreté idiote des yakusas). Itami ne s’embarrasse donc pas de fioritures. Son film est heurté, rapide, dense. Sans se limiter à une charge contre les yakusas, Minbo est une attaque bien plus profonde de la société machiste japonaise et de sa misogynie. A-t-on jamais vu un tel personnage féminin, aussi exubérant, autoritaire et brillant dans un film du Soleil-Levant ? Cette petite bonne femme qui cloue le bec à une meute de yakusas décérébrés venge plusieurs générations de geishas muettes et nous change des habituels coups de feu et coups de sabre virils certes plus esthétiques mais aussi plus stéréotypés. Porté par l’extraordinaire Nobuko Miyamoto, épouse d’Itami et héroïne habituelle de ses films, et vrai triomphe au Japon, Minbo déplut profondément aux yakusas qui poignardèrent son auteur. Itami, cinéaste non conformiste, qui s’obstina malgré les menaces à faire rire là où ça fait mal, finit tragiquement défenestré dans des circonstances douteuses en 1997. Minbo est le film d’un homme libre, qui paya très cher son insoumission et sa férocité.
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