Un muet parlant. Mélodrame primitif muet, en noir et blanc, Juha est un pur bijou. En mélangeant à merveille ses références cinéphiliques et son regard sur le monde actuel, en conjuguant le passé (re)composé au présent de l’indicatif, en repassant par l’enfance du cinéma pour signer un film contemporain, Aki Kaurismäki éblouit. Comme on le […]
Un muet parlant. Mélodrame primitif muet, en noir et blanc, Juha est un pur bijou. En mélangeant à merveille ses références cinéphiliques et son regard sur le monde actuel, en conjuguant le passé (re)composé au présent de l’indicatif, en repassant par l’enfance du cinéma pour signer un film contemporain, Aki Kaurismäki éblouit.
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Comme on le sait, Aki Kaurismäki n’aime pas notre époque en général, ni son cinéma en particulier. Il est absolument désespéré par les ravages de l’ultralibéralisme avancé et par les excès du progrès technique, il supporte mal de voir les forêts déboisées pour fabriquer des « magazines dégueulasses », la classe ouvrière réduite au silence, le cinéma condamné à se répéter en moins bien. La domination du commerce sur l’amour et du pragmatisme sur le romantisme, il n’arrive décidément pas à l’avaler et noie sa défaite sous des litres d’alcool et des kilos d’ironie pince-sans-rire.
Sous de tels auspices maussades, Kaurismäki pourrait facilement virer au cynisme revenu de tout, à l’aigreur néo-poujadiste. Or, pas du tout. Parce que le cinéaste n’oublie jamais d’en sourire, bien sûr, mais surtout parce que sa mélancolie est un carburant actif : Kaurismäki transmue son pessimisme foncier en rage d’agir et de créer, s’agite dans le cinéma (distribution, programmation…) et tourne des films sans relâche, ce qui ne lui laisse pas le temps de sombrer dans une noirceur complaisante. Si la vision existentielle du cinéaste est un tunnel, sa filmographie est alors son point de lumière, son horizon possible.
Juha est la dernière manifestation en date de ce désespoir fécond et fonctionne sur la même dialectique paradoxale que la vie et l’oeuvre du cinéaste : car si Juha raconte des choses plutôt sombres, le film lui-même est un objet de cinéma lumineux et euphorisant, un véritable acte de foi dans le septième art. Juha est la seconde version filmée d’un classique de la littérature finlandaise dont l’histoire s’inspire des grands mythes originels, remontant à la source archétypale des fictions primitives. Il s’agit donc d’un couple d’humbles fermiers, Juha et Marja, qui vivent heureux dans leur petit village et vendent le produit de leur travail sur les marchés de la région. Tout roucoule dans le meilleur des mondes idylliques lorsque la voiture de sport d’un élégant homme de la ville, Shemeikka, tombe en panne dans le voisinage. Juha propose de réparer le véhicule, Shemeikka reste quelques jours et courtise Marja. Il lui propose de quitter Juha, lui fait miroiter toutes les séductions de la grande ville, tout l’attrait d’une passion violente, et finit par la convaincre…
On voit bien comment cet argument scénaristique aurait pu être le matériau d’un mélodrame de Griffith ou de Murnau. D’ailleurs, comme toujours, le cinéma de Kaurismäki est rempli de ses références et de ses obsessions de spectateur, chargé de cinéma d’autrefois. Les espaces naturels de Juha renvoient au lyrisme rural du grand cinéma soviétique, sa dichotomie ville/campagne porte la marque de L’Aurore, sa partie urbaine et nocturne peuplée de voyous en costumes sombres et de filles de mauvaise vie découle de Becker ou Melville, le cabriolet de Shemeikka est de marque Sierck, comme dans Detlef Sierck, cinéaste allemand qui deviendra Douglas Sirk en émigrant en Amérique…
Dans ces conditions, comment Kaurismäki réussit-il le prodige d’échapper complètement au revival inutile et ennuyeux, à la simple reproduction mortifère, au système référentiel en vase clos ? Comme d’habitude, lorsqu’il est en forme : en filmant ses personnages avec un maximum d’amour et de croyance, en soignant la facture esthétique de son film sans tomber dans la maniaquerie d’antiquaire, et surtout en mélangeant le passé de ses influences artistiques avec le présent de son propre film, en trouvant le territoire réduit où cohabitent en équilibre subtil l’hier et ailleurs (l’enfance du cinéma, l’Amérique, l’Europe) avec l’ici et maintenant (le film en train de se faire, la Finlande). On peut prendre un plan, un détail de décor, qui illustre cette cohabitation féconde : dans la cuisine de Juha et Marja, on peut voir un vieux tableau religieux et, juste en dessous, un four à micro-ondes !
Les codes esthétiques du film (noir et blanc, muet), son ancrage rural, sa naïveté sentimentale pouvaient le situer dans un temps incertain, dans un passé plus ou moins lointain. Le micro-ondes l’enracine avec certitude dans le présent. Ainsi, quand Kaurismäki filme les champs et la nature, les habitations rurales et les bouges malfamés de la ville, les paysans et les gangsters demi-sels, ce sont autant ceux des vieux films vus au cours de sa vie de cinéphile que ceux de la Finlande contemporaine. Cette façon qu’a Juha de repasser par les origines pour retrouver une contemporanéité stimulante s’exerce aussi en toute beauté dans son traitement sonore. Par exemple, ce film est muet, certes, mais pas à 100 %, s’autorisant quelques pointes bruitistes pleines d’humour et de poésie. Ainsi, trouant le « silence » musical de la bande-son, entend-on soudainement une voiture de sport qui met les gaz, ou bien une porte qui claque (renvoyant sans doute à un gag ancien de Tati qui, lui, à l’inverse, faisait claquer des portes en silence). Et si Juha est un film aussi beau à voir qu’à entendre, c’est aussi grâce à la splendide bande originale : entre bourrée, valse et rock’n’roll, mouvements mélancoliques et bouffées d’allégresse, hommages et clins d’oeil, illustration de l’image et éléments de mise en scène, la musique procède ici du même esprit que le film, faisant trois pas dans le passé pour mieux rebondir dans le présent avec le même taux de réussite.
Ce splendide Juha raconte donc les aventures pas gaies d’un couple de villageois détruit par un gandin de la ville. Malgré les apparences, on n’arrive pas à voir là le plaidoyer écolo-poujadiste d’un cinéaste qui vilipenderait la ville, forcément corruptrice, pour défendre les vérités basiques du bon peuple des campagnes, forcément innocent. Comme ce mélodrame est éternel, donc lisible et traduisible à toute époque, on y lira plutôt la métaphore souterraine du monde d’aujourd’hui vu par Kaurismäki : un monde où l’artisanat, l’amour, l’essence humaine sont de plus en plus menacés de mort par la technique, le commerce et la prostitution.
La beauté de Juha tient aussi à ce double état d’émanation mélancolique d’un art, d’une attitude, d’un état d’être qui se meurt et de manifeste rageur de celui qui n’a pas encore rendu les armes
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