Dossier secret. Quatrième version de La Soif du mal, la copie retravaillée selon les indications laissées par Orson Welles est un modèle de restauration rigoureuse. Mais elle ne résout pas tous les mystères de la genèse tourmentée du film. Comme dans Citizen Kane, la vérité se dérobe à mesure qu’on s’en approche. L’affaire de « l’intégrale » […]
Dossier secret. Quatrième version de La Soif du mal, la copie retravaillée selon les indications laissées par Orson Welles est un modèle de restauration rigoureuse. Mais elle ne résout pas tous les mystères de la genèse tourmentée du film. Comme dans Citizen Kane, la vérité se dérobe à mesure qu’on s’en approche.
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L’affaire de « l’intégrale » de La Soif du mal (Touch of Evil) remonte à loin. En juin 1958, André Bazin, Charles Bitsch et Jean Domarchi rencontrent Orson Welles pour les Cahiers du cinéma. « Il y a une phrase dont nous n’avons pu comprendre le sens. A la fin, Quinlan dit en mourant près de l’appareil enregistreur : « C’est la deuxième balle que je reçois à cause de toi. C’est pourquoi il boite. Il a une jambe amochée parce qu’il a reçu autrefois une balle en sauvant la vie de Menzies. Et Menzies raconte ça à la femme de Vargas quand il l’emmène en voiture. Peut-être l’a-t-on coupé ? Oui, on l’a coupé. Hé oui, c’est comme ça ! Enfin… » Cette phrase est restée mystérieuse aux spectateurs de La Soif du mal pendant des années. La version restaurée par Walter Murch, « suivant les indications d’Orson Welles », permet de la clarifier enfin. Car, à l’inverse de Vertigo, il ne s’agit pas d’une simple restauration aussi nécessaire et spectaculaire soit-elle de l’image et du son. Il ne s’agit pas non plus d’une première version, avant ajouts et modifications, comme dans le cas du Grand sommeil. Ce qu’on nous propose, c’est la recréation posthume du director’s cut dont rêvait Welles, et dont il a été privé par ses commanditaires d’Universal. L’affaire est donc d’importance.
Premier film depuis Macbeth tourné par Welles sur le sol américain et pour une compagnie hollywoodienne, La Soif du mal sera aussi le dernier. Et le « Adios ! » final de Marlène Dietrich restera comme une triste prémonition. Tout avait pourtant bien commencé. Universal avait l’accord de Charlton Heston, mais celui-ci avait exigé que ce soit Welles et personne d’autre qui dirige cette adaptation d’un mauvais script policier qui traînait sur les étagères du studio. Welles commence par tout récrire, avant de faire l’admiration de tous par sa vitesse d’exécution. Soucieux de se débarrasser de sa mauvaise réputation et de prouver à Hollywood qu’il peut faire mieux et surtout aussi vite que les autres, il boucle le film en cinq semaines. Les executives d’Universal envisagent alors de lui proposer un contrat de cinq films.
Les ennuis commencent au moment du montage, comme d’habitude. Effrayés par les options de Welles et par un travail qui ne va pas assez vite à leur goût (d’autant que Welles file au Mexique avec Akim Tamiroff pour tourner Don Quichotte au lieu de veiller au grain…), les producteurs ignorent ses injures et l’interdisent de salle de montage. Après six mois de mise à l’écart, Welles est autorisé à voir le résultat lors d’une unique projection. Il est horrifié et découvre que des scènes « explicatives » qu’il n’avait pas tournées ont été rajoutées. Il écrit alors un long mémo de cinquante-huit pages au directeur d’Universal, Edward Muhl. Welles y fait alterner humour et déception rageuse pour convaincre le studio de la justesse de ses options de montage. Certaines de ses suggestions sont retenues, d’autres passent à la trappe. Mais la catastrophe est complète quand, après une preview qui se passe mal, le studio décide de réduire le film à une version de 95 minutes. Définitivement écoeuré, Welles ne visionne même pas ce nouveau montage. Il a toujours affirmé qu’il n’avait plus revu son film depuis la première projection. Touch of Evil sort en salles au printemps 58, comme une série B, en complément de programme de The Female animal, un mélo vite oublié qui marquait la tentative de come-back d’Hedy Lamarr. Il faudra attendre la sortie européenne et les réactions enthousiastes des critiques des Cahiers pour que le film accède au rang de chef-d’oeuvre et de « classique » instantané.
Jusqu’en 75, on ne connaissait que la version 95 minutes. Après, ça se complique. Car une première restauration a été effectuée à partir de la copie de la preview de 58, celle que Welles avait vue et qui avait suscité la rédaction fiévreuse du fameux mémo. En compilant les plans les plus longs de la version courte (après preview) et de la version longue (avant preview), on arrivait alors à une version extralongue de 114 minutes. Autant qu’on s’en souvienne, c’était long, très gris et peu convaincant. Le film se mettait soudain à manquer de rythme, un comble. Parce que les indications de Welles n’y étaient pas plus respectées que dans les deux précédentes versions, le mémo n’ayant pas encore refait surface… Ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché le Maître d’exprimer publiquement sa satisfaction (sans l’avoir vue ?), ni cette version de se vendre comme des petits pains en vidéo, déjà avec la mention magique « director’s cut ». Fondée sur le respect le plus scrupuleux de la moindre indication du mémo de 58, cette seconde restauration de La Soif du mal (d’une durée de 111 minutes) constitue donc la quatrième version du film. Est-ce la bonne, la seule, la vraie, la définitive ? Oui, mais…
Oui, dans la mesure où Murch et Schmidlin se sont donné les moyens de leurs ambitions et sont parvenus à une copie de toute beauté. Si le film a retrouvé toute la violence de son contraste, le résultat est encore plus spectaculaire au niveau du son. Dans son mémo, Welles insistait beaucoup sur la nécessité de mélanger les différentes sources sonores (radio, juke-box, haut-parleur…) pour parvenir à rendre le brouhaha constant et l’atmosphère chaotique de Los Robles, une petite ville imaginaire de la frontière américano-mexicaine. « La Soif du mal comme vous ne l’avez jamais entendu » pourrait être le slogan publicitaire parfait. Mais, en matière de restauration de films, il n’y a pas de gains sans pertes, même quand on a la chance inouïe de pouvoir suivre à la lettre les requêtes précises du cinéaste. Car il faut aussi compter avec la mémoire et les habitudes du spectateur. Le paradoxe, c’est qu’en rendant enfin justice à Welles, cette version prend aussi le risque de surprendre le fan de La Soif du mal.
La perte majeure, c’est la célèbre partition d’Henry Mancini, retirée du plan-séquence d’ouverture au profit de bouffées de musiques diverses et de la rumeur de la ville, ce qui permet de suivre la voiture grâce à l’air que diffuse sa radio, et d’en faire ainsi un fil rouge auditif. En expérimentateur génial, Welles le voulait ainsi, et il avait raison contre le studio, évidemment. N’empêche que la musique du studio nous manque… Et ce que le plan gagne en authenticité novatrice, il le perd un peu en efficacité immédiate. Car on ne se débarrasse pas comme ça d’années de mauvaises habitudes « manciniennes ». En revanche, le plus célèbre plan-séquence de l’histoire du cinéma gagne encore en majesté et en audace d’avoir été « lavé » des titres du générique.
Dans son texte de présentation, Murch revendique cinquante « rétablissements » par rapport à la version courte. Certains sont infimes et les répertorier tous serait laborieux. Mais la comparaison plan à plan démontre que chacune des volontés de Welles allait dans le sens du film, de sa juste économie dramatique et de la bonne compréhension du récit par le spectateur. En mettant par écrit ses réactions à la version du studio, il ne pose pas à l’artiste maudit mais essaie de défendre à la fois l’ampleur et la lisibilité de son projet contre sa réduction en une série B à effets. Par exemple, il tenait beaucoup au montage parallèle entre Vargas et Quinlan sur le lieu de l’explosion et les mésaventures de Susie suivie et persécutée par la famille Grandi. Non pas pour préserver coûte que coûte l’effet de montage mais, bien au contraire, afin d’indiquer que les deux intrigues sont aussi importantes l’une que l’autre, et que la séparation violente des deux jeunes mariés la nuit même de leurs noces constitue l’un des principaux ressorts dramatiques du film.
De la même manière, il insistait pour qu’Universal consente à enlever un gros plan pourtant très wellesien de Menzies lors de sa conversation avec Quinlan dans la salle des archives. Welles va jusqu’à affirmer que « l’emploi d’une courte focale, qui distord le visage de Menzies de façon grotesque, est une erreur qui agacera le public. La scène fonctionne très bien sans ce gros plan grimaçant. » Welles supplie le studio de retirer un effet « à la Welles » et se soucie de « l’agacement » du public ! Et, comme d’habitude, Welles a raison : le personnage de Menzies gagne en complexité psychologique ce qu’il perd en caractérisation outrancière. Mais qui a tourné ce gros plan ? Welles lui-même, pour se réserver une possibilité au montage, ou bien un tâcheron du studio, dans le but de singer un procédé wellesien et de conjuguer grimace de série B et unité formelle du film ?
Encore plus troublant, la séquence autrefois manquante qui explique la phrase de Quinlan quant à « la seconde balle » figure bien dans cette version. Le seul problème est qu’il s’agit d’une très maladroite transparence-voiture (la seule de tout le film) et qu’à la voir, on jurerait que ce n’est pas Welles qui l’a tournée mais plutôt le dénommé Harry Keller, passé à la postérité pour s’être rendu coupable des quelques retakes qu’exigeait Universal. Ce plan est nul et lourdement informatif. Faut-il en conclure que Welles s’était rendu aux arguments du studio après la première projection et qu’il acceptait la présence « explicative » de cette séquence, jusqu’à la faire sienne et regretter son absence auprès de Bazin et ses amis ? Mystère épais. Mais une chose est claire : La Soif du mal reste un film sublime, et cette version est la meilleure possible.
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