Quarante ans d’histoire du porno américain dans un livre-somme aux détails hallucinants. Des pionniers aux ouvriers, des stars aux mafieux, tous sont au casting de cette énorme fièvre collective.
Please Fuck Me. C’est comme ça que Legs McNeil et Jennifer Osborne, les deux auteurs de The Other Hollywood, auraient dû appeler leur histoire orale du porno américain, des années 60 aux années 90. On voit bien à quelle autre appellation incontrôlée cet « Autre Hollywood » fait de l’oeil : un renvoi plus qu’évident à ce Nouvel Hollywood qui fit ruer la contre-culture dans les brancards des majors, à coups de saladiers de coke et d’opus de génie signés Scorsese ou Coppola.
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Mais l’intituler Please Fuck Me aurait permis de montrer d’emblée que ce livre n’est jamais que le second volet d’un diptyque sur l’envers de l’entertainment américain. Une histoire de ces marginaux qui ont fait bouger les lignes jusqu’au mainstream. Une histoire dont le premier volume ne concernait pas le cinéma mais le punk – ça s’appelait Please Kill Me et c’était déjà pour moitié signé Legs McNeil (également sorti par Allia ici).
The Other Hollywood en reprend à la fois la formule, la méthode et la courbe : des kilomètres d’entretiens croisés et montés avec génie dans lesquels des acteurs d’une scène racontent par leurs frasques la montée en puissance d’un genre, son éjaculation à la gueule du monde puis sa lente débandade. De l’ascension à la déconfiture, l’histoire de l’Amérique d’avant le Viagra.
Aux guitaristes maigrichons se sont substitués des hardeurs bodybuildés sachant, à leur façon, jouer du manche. Les groupies qui faisaient tout le jus de Please Kill Me sont maintenant sous les sunlights, chevilles ouvrières, coeur et poumon d’une industrie du X qui démarra comme une sorte de communauté hippie semi-clandestine et qui aujourd’hui représente un mastodonte pesant des milliards de dollars. Mais le fond rock du truc reste toujours là, par essence.
Hardeuse… L’expression même dérive d’un semblable sentiment de dureté et d’affrontement face au monde, ce défi aux conventions qu’exprimait le punk ou le heavy-metal des MC5 ou des Stooges.
Mais si dans Please Kill Me chaque musicien faisait toute une affaire du moindre concert merdique ou de la moindre groupie tirée, dans The Other Hollywood, il se passe l’effet l’inverse : une fille peut bien y raconter qu’elle vient de se taper une nana et ses deux frères, elle conclura toujours par un « bah, c’était cool, pas de quoi en faire un plat, juste un peu de sexe… » Il n’y a qu’une chose qui n’a pas changé du tout, mais alors pas du tout, d’un livre à l’autre : ce sont les quantités astronomiques de dope consommées.
De la première à la dernière page, ce livre est rassasié de coke, d’héro, de quaaludes et de nitrite d’amyle (mortel pour baiser, nous dit-on). On lit ça, si communicatif, et on comprend mieux le rôle salvateur de ces trois générations de cinglés : ces soldats du feu auront baisé pour nous, se seront défoncés pour nous, auront mouillé le maillot pour nous – pour que notre vie change un peu. En retour, la respectabilité leur aura craché dessus. Mais au final, à les entendre, ils s’en fichent pas mal.
Comme le dit le magna de la distribution Reuben Sturman : » J’ai eu une vie merveilleuse. Si je dois mourir demain, je partirai le sourire aux lèvres. »
Si les rédemptions tardives (et pour beaucoup manipulées) de Linda « Deep Throat » Lovelace, la première porn-star, pèsent encore très lourd dans le regard moral qui stigmatise et victimise les acteurs du X, la plupart des intervenants de The Other Hollywood expriment ici un point de vue autrement plus pragmatique. Ils ne disent pas que c’est l’éclate tous les jours, ils disent juste qu’ils ont fait un choix de vie qui correspondait à un désir précis. Introduire un doigt dans le porno business. Pour l’expérience, pour l’argent, pour la came, par curiosité, par appétit d’être célèbre ou par désir maladroit d’être aimé, admiré. Eux et leurs amis/ amants y ont laissé parfois des plumes (OD, suicide, exclusion sociale, sida), mais tous assument. C’est leur vie.
Résumer ce livre au seul développement gigantesque de l’industrie du porno ou le ramener à une série de grands films classiques serait un contresens. C’est dans l’anecdote qu’il est passionnant, l’élevant au rang d’art, et c’est à travers ces histoires abracadabrantes que l’on prend le pouls de la fièvre collective d’une époque.
Les premiers chapitres remontent à la période clandestine des « loops », ces petits films de huit minutes en 8 mm ou en 16 mm vendus sous le manteau. Un temps qui a pris fin en janvier 1972, lorsque la performance orale exceptionnelle de Linda Lovelace dans Gorge profonde (Deep Throat), portée aux nues par la critique et attirant tout le milieu hollywoodien cool, amènera le film à casser la baraque partout.
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Dès lors, la mafia va organiser la distribution en salle de la pornographie. Le porno est peut-être un bordel, mais un bordel structuré. Par des hommes d’affaires appartenant à deux clans : les Gambino et les Bonanno – avec leurs lois, leurs méthodes… Ils ne sont pas là particulièrement pour le cul mais pour le fric à engranger. « A la limite, tout ce que demandait Mickey Zaffrano, un ancien garde du corps passé chef de la mafia, propriétaire de plusieurs cinémas, c’était une fille pour le sucer à genoux à l’arrière de sa limousine. Mickey était un vrai gentleman », dit-on.
Qui dit mafia, dit guerres intestines, mais aussi infiltration par le FBI. C’est peut-être le passage le plus drôle et le plus cinématographique de tout ce livre : le récit délirant de deux agents, Pat Livingston et Bruce Ellavsky, envoyés à Miami en 1976 pour jouer les acheteurs de cassettes de cul en gros destinées à un marché établi depuis les îles Caïman.
Durant deux ans, les deux agents ont vécu grand train, roulé en décapotable, porté des chemisettes et des bagues, fréquenté tout le monde, les acteurs, les filles, les gros bonnets, les fêtes, jusqu’à prendre la main dans le sac les chefs de la mafia et non plus seulement leurs intermédiaires. Le retour à la réalité sera pour eux impossible. Après avoir goûté à cette vie de plaisirs, Livingston pètera les plombs et se fera serrer par un vigile en train de voler un pull-over Dior dans un magasin de Louisville. Cette arrestation a permis aux avocats du milieu de faire tomber les accusations à l’endroit de leurs clients et au marché de films de cul de recommencer de plus belle…
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