Mieux qu’une somme théorique consacrée aux corps mutants du cinéma, le livre de Nicole Brenez est une invitation au voyage en même temps qu’une célébration du beau.Livre Ce gros livre somptueux, ce beau livre intimidant, et auquel on ne saurait rendre ici justice en si peu d’espace, n’a pourtant rien d’une somme. C’est bien mieux […]
Mieux qu’une somme théorique consacrée aux corps mutants du cinéma, le livre de Nicole Brenez est une invitation au voyage en même temps qu’une célébration du beau.
Livre Ce gros livre somptueux, ce beau livre intimidant, et auquel on ne saurait rendre ici justice en si peu d’espace, n’a pourtant rien d’une somme. C’est bien mieux : une invitation au voyage. Rien de moins qu’une tentative pour repenser l’analyse des films en les reprenant authentiquement comme point de départ et en y puisant les outils théoriques pour définir les modes filmiques de représentation, et plus
précisément de figuration, dans ce qu’ils ont de plus singulier. Dans sa volonté d’explorer le cinéma sur ses franges les plus aventureuses, son investigation du jamais vu, Nicole Brenez rencontre et convoque aussi bien le cinéma expérimental (qu’elle programme avec ferveur à la Cinémathèque), de Jack Smith à Paul Sharits, que des classiques où le politique vient mettre en crise la notion même de personnage (Viva Villa !, Citizen Kane), autant Rossellini (et sa construction du donné) que le fantastique (de Carpenter à Argento) comme cinéma par excellence, en passant par quelques-uns des plus passionnants contemporains : on a rarement lu pages plus pénétrantes sur De Palma ou John Woo, plus vibrantes sur Ferrara (dont le mal-aimé Body snatchers fait figure ici de sésame théorique), sans compter l’une des plus concises et des plus éclairantes descriptions possibles de la logique de Lost highway.
Le sous-titre du livre indique clairement son postulat. Le cinéma a un objet, aussi privilégié que fuyant : le corps, ses aléas, ses avatars, sachant qu’au cinéma « il peut y avoir personnage sans personne ou corps sans support », que ce statut du corps est un enjeu aussi esthétique que scientifique (comme le prouve l’archéologie même du cinéma, de Marey à Muybridge), et qu’il nous oblige à questionner autant l’héritage de nos représentations, bien antérieur au cinéma (qui le reconduit parfois à son insu même), que le devenir de l’espèce humaine, en pleine redéfinition : qu’est-ce que l’homme ? un animal ? une machine ? une image divine ? un idéal formel ? un type social ? un point de passage vers l’inhumain ? Sans compter ces moments où l’on a affaire à un pur corps de cinéma, somme d’éléments sans total, ou au contraire présence têtue qui n’existe que pour elle-même, ou bien corps malade et indéchiffrable, et tous ces corps flottants (Dead man, Eastwood), trop hantés, trop peu habités.
Corps mutant, corps toujours mouvant, dans l’espace (du danseur Travolta aux envols et aux ballets des films de Hong-Kong) et dans son identité, dans le paradoxe de l’incarnation du personnage dans l’acteur, ou de la présence de l’anonyme (le documentaire ethnographique, ou le figurant comme pierre d’achoppement de la figuration) ; corps comme impensé du cinéma et détour nécessaire pour penser (le) cinéma. Tout film (se) définit (comme) la trajectoire d’un corps, tout film construit les contours de ce corps. Corps fuyant, enfin, et dont la labilité même permet l’invention du cinéaste et le trouble du spectateur : « De ce que le corps ne soit pas là, il n’y a pas à conclure à une perte de substance ni à une défection : le film en multiplie les épreuves, et c’est bien parce qu’il faut faire revenir quelque chose du corps que le cinéma est vivant.« C’est dans cet entre-deux que le cinéma peut relever à la fois de la transparence bazinienne et de la pure invention plastique, entre réel et rêve, dévoilement du monde et autarcie formaliste, matérialité et cosa mentale. En se rappelant toujours que le cinéma ne montre et ne pense pas des entités mais des rapports. Et le livre lui-même devient mise en rapport, traité des images et rêverie sur des titres, méthode et collage, manifeste et hypothèse, instrument d’analyse et célébration du beau.
Comme chez Deleuze, le cinéma est ici outil de pensée, qui ne se contente pas de refléter le monde mais le réfléchit, c’est-à-dire en enrichit notre perception, nous aide à y penser, donc, des rapports nouveaux. La beauté de ce livre n’est pas seulement d’ouvrir de nouvelles perspectives théoriques, mais aussi de s’inscrire contre une certaine mélancolie mortifère de la cinéphilie à laquelle nous sommes tous plus ou moins sujets, pour nous suggérer que le cinéma ne fait jamais que commencer.
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