En allant filmer des préadolescents dans une cité, Jacques Doillon se frottait à un double défi. Il en sort gagnant en leur donnant la liberté de parole et d’action, évitant les clichés sur la jeunesse et la banlieue : c’est Petits frères, film intemporel sur l’enfance aujourd’hui et portrait en creux du monde des adultes.
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Jacques Doillon poursuit l’une des interrogations majeures de son œuvre, l’exploration de l’enfance. Petits frères aborde un territoire qui intéresse mal le cinéma français et les médias, les cités sensibles. Loin des films ou des reportages télé sensationnalistes, Doillon tente une approche avec la volonté de comprendre de l’intérieur les modes de vie et de communication de cette jeunesse représentée le plus souvent de façon univoque et perçue comme une masse informe et menaçante. Il essaie ici de réduire l’opacité, d’individualiser, de créer un point de contact entre deux univers et un contrepoint au traitement général des banlieues.
C’est aux Courtillières, à Pantin, qu’il est parti filmer. Construite dans les années 50, cette cité à l’architecture de forme serpentine était considérée à l’époque comme un exemple en son genre, admirée et visitée, l’ensemble de sa construction étant basé sur le modèle du village. Aujourd’hui, la cité est plus proche d’un labyrinthe asphyxiant. Doillon a travaillé, en majeure partie, avec les gamins habitant sur place.
Les Petits frères, ce sont les 10-14 ans, ceux qui sont aux abords de l’adolescence, qui rendent déjà des services aux « grands » en faisant des transports et du petit business contre quelques billets. Ceux qui sont encore dans l’enfance fonctionnent comme un réflecteur de leurs grands frères et des dangers qui les guettent : trafics, deals, violence… En choisissant la période de l’été, Doillon élimine l’école et, selon un principe déjà utilisé dans ses films précédents, il relègue le monde adulte hors champ, les parents n’apparaissant que dans de très rares scènes. Il laisse ainsi de côté le social.
Ce qui intéresse Doillon n’est pas de résoudre les problèmes de société (violence à l’école, démission des parents…), mais de pointer les symptômes et de faire émerger les arcanes de leur rapport au monde. Le chômage, la drogue, les armes, les pitbulls, l’absence parentale, la violence verbale et physique font partie de leur quotidien. En fondant la fiction sur le vol du pitbull de Talia, Doillon pose la question qui sous-tend tout son film, en la déclinant sur plusieurs niveaux : celle de la propriété, voix d’accès rapide à une identité. Comment s’approprier ce qui n’est pas à soi, comment se procurer, vite, ce à quoi on n’a pas accès, car s’emparer c’est « s’attribuer le droit à ». Face à eux, la police intervient par « descentes », pour reprendre. Elle est dans la loi alors que ces enfants sont encore dans le jeu contrairement à leurs aînés.
Le pit, qui passe dans le film de main en main, est à la fois un rempart défensif, un symbole de puissance et un moyen de gagner de l’argent facile grâce aux combats. La propriété du corps de l’enfant s’expose aussi dans les scènes entre Talia et son beau-père accusé d’attouchements sexuels sur une de ses amies et sur sa petite sœur. Doillon filme l’ennui en bas des immeubles, les fauches de bécanes, la circulation des informations dans la cité, les attitudes au sein du groupe, la langue qu’ils se sont réappropriée par un lexique propre. Il utilise également l’environnement immédiat, comme la rampe d’escalator du métro et la nature abandonnée des pourtours, tirant de ces espaces en friche une bouffée d’oxygène et de poésie, notamment avec la séquence finale de l’âne et du mariage improvisé.
Dans Petits frères, Doillon a redoublé la difficulté consistant à filmer l’adolescence en l’inscrivant dans un lieu ambigu. Il confronte finalement deux lisières : celle temporelle de l’adolescence et celle géographique de la cité.
Sophie Bonnet
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