A travers le brillant portrait d’une riche famille new-yorkaise, Jonathan Dee radiographie une nouvelle élite sociale née de la spéculation financière. Du Edith Wharton à l’ère
Qui eût cru que l’esprit de l’honorable Edith Wharton planerait sur le Manhattan clinquant du troisième millénaire ? Dans le quatrième roman (le premier traduit en France) de Jonathan Dee, prof à Columbia et rédacteur au New York Times Magazine, les duplex branchés ont remplacé les demeures cossues de l’Upper West Side, et les riches héritiers ont disparu au profit de parvenus en costume-cravate.
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Pourtant, dans ce conte de fées truqué de quelque trois cents pages, il s’agit bien de pénétrer l’intimité d’une nouvelle élite sociale, celle marquée au fer du Dow Jones, avec ses codes, ses rêves de bonheur et de réussite sociale, ses névroses et ses désillusions.
L‘ascension d’une famille érigée en machine à succès
Retour rapide sur le film de la vie : jeunes, beaux, amoureux, tout juste diplômés, Cynthia et Adam font un mariage de rêve entourés de leurs familles et amis. A 30 ans, ils sont parents de deux charmantes têtes blondes. Encore dix ans plus tard, les voilà à la tête d’une fortune qui se compte en millions. Les enfants grandissent, la famille déménage. Sortes de Ken et Barbie « touchés par la grâce », Cynthia et Adam témoignent d’une « foi vibrante dans leur avenir, non pas comme donnée variable mais comme but : tout ce que New York leur faisait miroiter de la vie de ceux qui avaient vraiment réussi suscitait chez eux moins d’envie que d’impatience ».
A coups de cuts et d’ellipses, de pauses et d’accélérations, Jonathan Dee décrit avec brio l’irrésistible ascension d’une famille érigée en machine à succès. Les quatre grands chapitres, sautant à chaque fois plusieurs années, sont une manière pour l’auteur de gommer les coutures, d’ignorer les coulisses et les tâtonnements d’une success story qui se passe de causalité. Chez ces heureux du monde, la course aux privilèges relève d’un rapport programmatique à la vie, défiant les notions de hasard et d’obstacles, de ce qui fait, dit-on, le suc de l’existence.
Un éblouissant bûcher des vanités
Etonnamment, Dee ne tombe jamais dans l’étude sociologique – la chronique sociale se résumant aux oeuvres caritatives monsieur, devenu entretemps un véritable tycoon de Wall Street sombrant peu à peu dans la magouille financière. Une première ombre au tableau de cette famille formidable : soudain, le couple souriant ne peut plus ignorer une fille sous speed, party-girl sans horizon, et un fils honteux de sa fortune qui feint de vivre dans l’ascèse.
De cet écueil de la richesse et de la réussite sociale, Dee ne tire ni grande leçon de morale, ni satire sur une engeance capitaliste viciée.
Mais plutôt une médiation ironique et raffinée sur les forces illusoires de l’existence, ce jeu de dupes dont nul ambitieux n’est jamais sorti vainqueur. Un éblouissant bûcher des vanités.
Emily Barnett
Les Privilèges (Plon), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peelaert, 312 pages, 21€.
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