Avec ce documentaire d’une heure dix, Chantal Akerman nous livre un écho de D’est, réalisé en 1993. Partie dans le sud des Etats-Unis, à cause d’une “attirance littéraire” (Faulkner et Baldwin), elle s’est retrouvée une fois de plus confrontée à ses obsessions de toujours, c’est-à-dire l’identité, l’Histoire, “la grande et la petite”, la filiation, la […]
Avec ce documentaire d’une heure dix, Chantal Akerman nous livre un écho de D’est, réalisé en 1993. Partie dans le sud des Etats-Unis, à cause d’une « attirance littéraire » (Faulkner et Baldwin), elle s’est retrouvée une fois de plus confrontée à ses obsessions de toujours, c’est-à-dire l’identité, l’Histoire, « la grande et la petite », la filiation, la haine de l’autre. Elle a traversé l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, la Géorgie, pour atterrir à Jasper (Texas), où vivent 60 % de Blancs et 40 % de Noirs. Un crime raciste venait de s’y dérouler : le lynchage de James Bird Jr, enchaîné à l’arrière d’une camionnette par trois Blancs et traîné sur des kilomètres jusqu’à ce que sa tête soit arrachée et son corps disloqué.
Sud n’est pas un film qui se donne dans l’instant, il faut se couler dans le rythme de la réalisatrice, dans sa propre approche, lente, attentive, presque en retrait de ce qu’elle filme. Par les plans fixes du début, elle tente une avancée, elle observe, et les travellings latéraux pris par la fenêtre de la voiture filment tout ce qui se présente. Elle interfère le moins possible dans ce qu’elle saisit, se laisse envahir par les lieux, la nature, la chaleur, elle enregistre les témoignages en plan fixe et frontal. Ce qu’il y a de magnifique, c’est le décalage qui naît entre l’apparence de plénitude, lisse et paradisiaque, de cette nature baignée par le soleil et résonnant des cris des grillons, et toute l’horreur qui transpire en permanence de l’histoire de ces lieux, qu’Akerman glisse sans cesse au détour ou au sein d’un plan. Le passé saigne le présent à chaque instant, et les endroits filmés sont une caisse de résonance de la terreur qui y a régné.
Par son regard, chaque fossé devient un charnier, chaque arbre renvoie à une pendaison, les champs de coton bruissent de coups de fouet, les maisons en planches évoquent les cases d’esclaves, et la vision du garde blanc à cheval surveillant des détenus noirs travaillant la terre est sombrement révélatrice. Depuis quinze ans, les groupes d’extrême droite connaissent une forte résurgence, les Etats-Unis restent un pays de ghettos où les populations vivent côte à côte sans se mélanger. Pourtant le shérif de Jasper attribuera ce meurtre au seul fait du chômage et parlera d’exception « bien qu’il y ait eu deux cas étouffés récemment rien que dans le Comté de Jasper », précise la réalisatrice. Entre les nombreux plans de nature et de bordures de ville, elle intercale de courts récits, souvenirs de femmes sur l’esclavage et témoignages sur le meurtre de James Bird Jr. Elle filme longuement la cérémonie religieuse lui étant consacrée, comme fascinée par cette foi inébranlable et cette soumission à un Dieu dans laquelle tous semblent se réfugier. Sud est donc un film en creux, où règne durant tout le voyage un silence de mort, qui atteint son apogée lors des derniers plans, où la caméra placée à l’arrière de la voiture filme la route qui défile, parsemée de cercles noirs attestant des endroits où l’on a retrouvé des morceaux du corps de James Bird Jr.