Falstaff & Staline. Alexeï Guerman chronique la fin du stalinisme en s’interdisant les certitudes que procure le recul historique, se plongeant au contraire dans l’intimité du souvenir. Il en résulte une fresque grouillante dont le seul défaut est le trop-plein d’idées.En ouvrant Khroustaliov, ma voiture ! par la voix off de son double enfant, Alexeï […]
Falstaff & Staline. Alexeï Guerman chronique la fin du stalinisme en s’interdisant les certitudes que procure le recul historique, se plongeant au contraire dans l’intimité du souvenir. Il en résulte une fresque grouillante dont le seul défaut est le trop-plein d’idées.En ouvrant Khroustaliov, ma voiture ! par la voix off de son double enfant, Alexeï Guerman commence par affirmer qu’il ne renoncera pas à ses principes et que son film dans et non pas sur le complot des « blouses blanches » et l’agonie du stalinisme sera bien une fresque intime, dont le champ ne cessera de s’élargir, mais sans jamais adopter une posture d’autorité démonstrative et omnisciente.
D’où l’impression de grande confusion qui préside aux premières séquences : qui est qui ? qui fait quoi ? qui fait quoi à qui ? Vue par le regard de l’enfant et de quelques sans-grades qui seront ses premières victimes, la terrifiante machination répressive qui s’ébranle paraît bien ténébreuse. C’est normal, elle l’est. Car c’est d’abord une mise en scène qui, comme toute mise en scène sophistiquée, ménage ses effets et déploie son dispositif pas à pas. Guerman ne l’expose pas, il la suit, de manière détaillée et strictement réaliste, avec ses cafouillages et ses zones d’ombre, ses ratés et ses scories, ses figurants et son décorum (les longues voitures noires).
Mais sa cible reste opaque. Le ton est donné : personne ne voit l’Histoire en train de se faire et surtout pas ceux qui la font. Ce que Guerman s’interdit, c’est la certitude que procure le recul. Tout son effort tend à abolir la distance. La vérité passe par la sensation première, c’est elle qu’il s’agit de retrouver.
Pour que la figure s’éclaire et qu’on comprenne ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux, il faudra que ce premier système, celui de l’appareil stalinien en pleine surchauffe destructrice, en rencontre un second, à échelle plus réduite donc plus humaine : celui d’un autocrate flamboyant et rigolard qui règne sur une cour des miracles familiale et professionnelle. Médecin militaire spécialiste du cerveau, le Général a constitué son propre microcosme tribal, avec sa famille très élargie et ses obligés sadisés, sa clinique transformée en zoo humain et son train de vie luxueux. C’est un chef de troupe qui se donne en spectacle permanent, sûr de son pouvoir et de sa séduction de bouffon despotique, de ses tours et de ses trucs. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que sa représentation va être brutalement interrompue par plus fort et plus méchant que lui.
La collision de ces deux systèmes soudain antagonistes et la multiplicité des points de vue jetés sur leur théâtralité revendiquée produit une abondance baroque que Guerman ordonne avec minutie mais en la saturant toujours davantage. Chaque plan en contient cent, chaque porte recèle sa surprise, chaque placard son double fond. D’où la sensation d’étouffement que l’on ressent devant tant de prodigalité. Tel son héros, Guerman n’économise ni sa peine ni ses effets. Mais lui peut se permettre d’être dispendieux, il a tant d’idées qu’il oublie parfois de les exposer suffisamment longtemps. Comme Welles, son principal défaut est son génie.
En choisissant ce personnage de cabot outré comme épicentre du séisme historique à venir, Guerman a trouvé le Falstaff idéal pour inventer la narration parcellaire et tourmentée que nécessitait l’ampleur de son sujet profond : la rédemption accidentelle d’un homme à la faveur de l’effondrement d’un régime criminel. Quand il perd le contrôle de son désordre établi, quand il est arrêté et déporté, puis violé par des droits communs et réduit à l’état de loque sanglante, le Général reconquiert sa liberté en traversant ces épreuves et sourit de sa déchéance. Sa comédie du pouvoir à usage privé s’achève en même temps que le dictateur lâche son dernier pet. Face à la dépouille puante de Staline, il est le premier témoin de sa propre disparition à venir.
Il ne faut voir nul symbolisme appuyé dans ce synchronisme entre la fin de deux systèmes parallèles, mais le complet aboutissement de la démarche unique d’un cinéaste visionnaire qui a su faire passer le souffle de la grande Histoire par l’interrogation acharnée de ses souvenirs d’enfance. En tentant le tout pour le tout, Guerman s’est rendu maître de ses cauchemars.