Film bleu, film parfait, Perfect blue ne dément jamais les promesses de son titre. Avec cette oeuvre réflexive tant dans sa forme que dans son sujet, Satoshi Kon radiographie notre monde des images et élève le dessin animé japonais vers les sommets de l’art cinématographique. Le dessin animé japonais inspire la plupart du temps des […]
Film bleu, film parfait, Perfect blue ne dément jamais les promesses de son titre. Avec cette oeuvre réflexive tant dans sa forme que dans son sujet, Satoshi Kon radiographie notre monde des images et élève le dessin animé japonais vers les sommets de l’art cinématographique.
Le dessin animé japonais inspire la plupart du temps des réactions opposées de rejet méprisant ou d’hystérie admirative, dans les deux cas très suspectes. Il faut bien entendu mettre un terme à l’ignorance ou aux préjugés de ceux qui font encore l’amalgame entre l’animation japonaise dans son ensemble et Dragon Ball Z ou autres sous-produits (certes majoritaires) fabriqués et vendus au kilomètre qui pullulèrent un temps sur la première chaîne, accusés de débiliter notre belle jeunesse, de même qu’il convient de garder ses distances avec une église de consommateurs d’images qui ne jurent que par les mangas, les jeux vidéo et la culture cyber. Par chance, les sorties trop parsemées de dessins animés japonais en France (hier Ghost in the shell, aujourd’hui Perfect blue, demain Jin-Roh) ont permis au néophyte d’y voir un peu plus clair et de découvrir une nouvelle forme non négligeable de cinématographie. Car les trois films cités ne sont pas seulement les titres les plus exportables de la production animée nippone, ce sont également quelques-uns des plus beaux, des plus accomplis techniquement, qui peuvent prétendre au double statut de divertissement populaire et d’oeuvre d’art (précisons, de pop-art) à part entière. Il suffira pour les derniers sceptiques d’aller voir Perfect blue pour en être persuadé.
Mima, une jeune chanteuse pop acidulée (membre d’un trio de nymphettes mutines à socquettes blanches comme semble les affectionner le public japonais mâle),décide de mettre fin à sa peu glorieuse carrière dans la variété pour devenir comédienne. Son agent lui trouve un petit rôle d’infirmière dans un feuilleton télévisé inepte, un soap-opera médical standard (peut-être La Clinique du mont Fuji ?). A l’aube de ce nouveau départ, Mima va constater l’altération pernicieuse de sa perception de la réalité, et subir d’inquiétantes hallucinations dans lesquelles apparaît une autre Mima, double qui la renvoie à son image antérieure de vedette pop. Accompagnées de menaces invisibles, et de la colère d’un fan déçu qui dévoile dans les détails sa vie privée sur Internet, puis par les meurtres sadiques de son entourage, ces visions vont peu à peu faire plonger Mima dans la paranoïa et la schizophrénie.
Perfect blue, réalisé en 1997, est indubitablement une date dans l’histoire du cinéma d’animation, précédée d’une réputation délirante : depuis deux ans, tous les fans d’anime (c’est ainsi que l’on nomme, si l’on souhaite passer pour un spécialiste, les adaptations cinématographiques des bandes dessinées japonaises, ou mangas) considèrent Perfect blue comme le chef-d’oeuvre du genre. Ils ont raison. Perfect blue ne déçoit en rien notre impatience et devrait séduire les cinéphiles, y compris ceux qui se sentent assez peu concernés ou séduits par les dessins animés. Le film bénéficie du savoir-faire époustouflant de la meilleure école de l’animation japonaise. En effet, le réalisateur Satoshi Kon a longtemps collaboré avec Katsuhiro Otomo (créateur d’Akira, première révélation de l’anime au grand public occidental) en travaillant sur les scénarios et les décors d’anime de science-fiction réalisés ou supervisés par le Maître : Roujin Z (une histoire d’alliage entre l’homme et la machine spectaculaire comme du Cameron et tordue comme du Cronenberg), Memories (un space-opera à sketches qui fait référence à 2001 : l’odyssée de l’espace) et aussi Ghost in the shell de Mamoru Oshii, classique instantané qui, à la manière de Perfect blue mais dans un tout autre registre, est parvenu à transcender les contraintes narratives et techniques de l’animation traditionnelle pour imposer de nouveaux rythmes, de nouvelles sensations, de nouvelles pensées.
Mettons de côté l’importante production de l’anime pour adultes au Japon, qui décline dans tout les genres (science-fiction, fantastique, policier, action, comédie érotique) un cocktail très corsé de sexe et de violence, dans une escalade imaginative mais souvent pauvrement mise en images nécessaire pour rassasier une foule d’ados en rut ou de salarymen frustrés ; les principales oeuvres maîtresses de l’animation (mis à part des contes poétiques comme le très beau Tombeau des lucioles) appartiennent au registre de la science-fiction cyber. Le dessin permet en effet un affranchissement constant aux contingences du réel et la suppression de certaines contraintes matérielles dans l’invention de machines et cités futuristes. Une oeuvre comme Ghost in the shell, non seulement par son intelligence mais aussi son univers visuel, dépasse sans difficulté les expériences précédentes de Blade runner et des innombrables mauvais films copiés sur celui de Ridley Scott.
La réussite de Perfect blue se situe à l’opposé de cette démarche. Si le film doit être vu comme une date révolutionnaire dans l’histoire de l’animation, ce n’est pas parce qu’il aborde des thèmes adultes et profonds (la perte de soi, l’aliénation médiatique), mais parce qu’il propose également une approche réflexive de l’anime, par l’intermédiaire d’un récit qui laisse davantage de place à l’introspection qu’à une orgie d’effets pyrotechniques. Les procédés d’animation ne sont plus ici au service d’une imagination de démiurge, mais de la description d’un état mental, de l’intimité psychique d’une jeune fille qui ne parvient justement plus à distinguer le réel du virtuel. Il faut alors percevoir l’ironie d’un film qui, parce qu’il est déjà une oeuvre d’animation, brouille à plaisir les repères du spectateur, qui partage avec la frêle héroïne son désarroi et son égarement. En effet, que pouvons-nous bien juger comme réel dans un dessin animé ? Ce récit de terreur psychologique utilise un répertoire relativement sobre pour un film d’animation, ce qui rend son déroulement plus angoissant encore, la folie s’immisçant dans la sagesse du trait. Film purement cérébral, Perfect blue ne renonce pourtant pas le pourrait-il ? à la violence graphique et assène quelques meurtres sanglants qui ne sont pas sans évoquer les mises à mort stylisées des thrillers d’épouvante de Dario Argento. Le cinéaste italien a souvent évoqué l’influence de Walt Disney à propos des couleurs rouges et bleues, des éclairages tranchés et vifs de ses films rageusement irréalistes. Et voilà qu’un anime japonais (pays déjà réputé pour l’enfer d’un cinéma à la violence insensée) vient boucler l’histoire mouvementée du film criminel, qui ne serait pas tout à fait la même sans l’Italie et le Japon !
Mais le plus fascinant dans Perfect blue, car le plus inattendu, concerne sa construction, qui se permet des audaces narratives incroyables, comme ces scènes refrains qui viennent conclure à répétition plusieurs moments du film et enferment l’héroïne dans sa folie. Les multiples dénouements de Perfect blue se révèlent être des rêves, ou alors des scènes du (télé)film dans le film, inlassablement suivies par le même plan montrant Mima se réveiller dans son lit. Ces boucles temporelles ne sont pas sans rappeler un film très expérimental comme Je t’aime, je t’aime. Perfect blue parvient donc à concilier les recherches temporelles d’un Resnais et l’efficacité d’un thriller psychologique, dépassant De Palma (celui de L’Esprit de Caïn) et Polanski (celui de Répulsion et du Locataire) dans l’art de la mise en abyme.
Film réflexif dans sa forme, Perfect blue l’est aussi dans son contenu et s’enrichit d’une dimension sociologique qui n’est pas négligeable puisqu’elle semble directement interpeller les groupies du film. Anime sur une société qui pousse la consommation spectaculaire jusqu’à l’obsession, la dépendance et la folie, Perfect blue se permet, tout en offrant avec élégance la dose de sexe et de brutalité requise dans ce type de divertissement, de présenter une caricature de l’accro de mangas avec le personnage d’Uchida, le Mimaniac (maniaque de Mima), individu moche, solitaire et anonyme transi d’amour pour sa petite idole qui minaude dans les charts. Au Japon, on appelle « otakus », terme que l’on pourrait traduire par « fans autistes », ces hommes emmurés qui fuient les relations sociales et humaines pour vivre jusqu’au bout leurs passions exagérées de collectionneurs ou de fans (il existe aussi bien des otakus de dessins animés que de maquettes, de timbres ou d’autobus !). Ce film où il n’est question que de fantasme médiatique, de dédoublement de personnalité, d’enveloppe virtuelle (a-t-on jamais vu un film sans prise de vue réelle, sans acteur, à ce point obsédé par l’idée d’incarnation ?), où le corps et l’esprit sont sécables (comme Ghost in the shell, Perfect blue est aussi une belle histoire de fantômes), décortique en fait les phénomènes de dépendance et de fascination provoqués par toutes ces machines à rêver, fabriquées dans le seul but de rassasier notre besoin quotidien d’images et de sons. Film bleu dans lequel mental rime avec métal, film parfait au-delà du raisonnable, Perfect blue ne trahit à aucun moment l’ambition et la beauté de son titre.