Des employés d’une grande maison racontent de l’intérieur les pressions subies par le créateur pour lequel ils travaillent.
C’est une star de la mode. Directeur artistique d’une grande maison, en poste depuis plusieurs années, il fait partie de ces créateurs dont on scrute attentivement les collections. En charge du prêt-à-porter homme et femme, il est aussi responsable de la maroquinerie, des chaussures, de la joaillerie et des accessoires de la marque.
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Vu de l’extérieur, il est donc le créateur tout-puissant, adulé et respecté. Sous le couvert de l’anonymat, et à condition que ni le nom de la marque ni celui du créateur ne soient révélés, plusieurs de ses collaborateurs décrivent pourtant une tout autre réalité. Ils dépeignent un directeur artistique (DA) « en position de faiblesse ».
Ils racontent comment des pans entiers de la création lui sont confisqués et dévoilent le rôle crucial du consultant. En bout de chaîne, ils révèlent les coulisses d’une industrie plus violente qu’elle ne le laisse paraître.
Dans la marche financière de cette marque, le prêt-à-porter est portion congrue, puisqu’il ne représente même pas un cinquième du chiffre d’affaires global. La maroquinerie, les chaussures et la joaillerie pèsent beaucoup plus lourd et sont donc l’objet de toutes les attentions. Concrètement, cela signifie que le CEO de la marque (chief executive officer, ou directeur général) refuse d’en laisser véritablement le contrôle à son directeur artistique. « De peur qu’il ne fasse que des produits invendables, comme des chaussures avec des ailes… »
Les insultes volent, dans toutes les langues
Au fil du temps, en interne, une « filière de création parallèle », quasi clandestine, a donc émergé. Si le directeur artistique insuffle la conception de la plupart des sacs ou des paires de chaussures, le CEO, sans véritable qualification artistique ou créative, simplement obnubilé par les chiffres de vente, s’octroie aussi ce privilège. « Il sait ce qui se vendra et le veut. » Régulièrement, le CEO passe donc ses propres commandes auprès du studio de création. Il se penche lui-même sur les documents techniques et associe, par exemple, une forme de chaussure à une couleur, sans en référer à aucun moment au DA. Pour éviter que celui-ci ne se rende compte de la supercherie, il arrive même que des pièces commandées par le CEO soient véritablement « planquées dans les armoires » du studio.
Deux fois par saison, au moment de devoir lancer le processus de fabrication, il n’y a pourtant plus d’échappatoire. Toutes les pièces sont réunies sur une grande table, à l’étage, où le directeur artistique est installé, et il faut trancher. « Souvent, c’est la guerre. » Les insultes volent, dans toutes les langues. Les chaussures aussi volent. Il est arrivé plusieurs fois que le DA quitte la pièce avec fracas. Et sans signer le document officiel entérinant le lancement du processus de production. Mais peu importe.
« A ce stade-là, c’est le CEO qui tranche car le commercial est évidemment prioritaire sur tout le reste. La marge de manoeuvre du directeur artistique est très étroite. »
La marque pour laquelle il travaille est la propriété d’un groupe dont l’ombre pèse sur chaque étape de la création. Combien de robes faut-il créer ? Combien de manteaux, de chemises, de sacs à main ou de besaces ? Tout ça est fermement arrêté dans un plan de travail élaboré par la direction du groupe. Le DA doit faire avec, il n’a pas d’autre choix.
Et si jamais il insiste pour lancer la production d’une pièce sans véritable potentiel commercial, « il suffit alors au groupe, propriétaire des usines, d’établir un devis extravagant pour que la pièce ne voie jamais le jour ». Ou qu’elle soit produite en des quantités infinitésimales et n’ait qu’un impact très minime sur le chiffre d’affaires.
Crises et caprices
« Sous pression », « en position de faiblesse », le directeur artistique « se débat comme il peut ». Ses collaborateurs décrivent « caprices », « crises de paranoïa » et « excès de violence ». Il lui est arrivé de balancer un cintre sur un interlocuteur. Il a aussi disparu pendant deux semaines, « sans donner la moindre nouvelle ».
Ces crises cohabitent avec d’improbables caprices. A certaines périodes, il demande que chaque message professionnel, même anodin, soit écrit sur un papier officiel de la marque et exclusivement à l’ordinateur. D’autres fois, il refuse qu’on l’appelle simplement par son prénom et exige que l’on s’adresse à lui par son prénom et son nom de famille. Autre lubie ? Dresser une guest-list limitant l’accès à la cantine du personnel à un cercle d’happy few. La raison ? Préserver la tranquillité pendant le processus de création.
A l’intérieur du studio, endroit où toutes les pièces de la marque sont pensées, ce directeur artistique n’a finalement plus qu’une poignée de véritables interlocuteurs, chargés de faire redescendre les informations à tous ceux qui ne sont pas jugés dignes de recevoir la parole divine.
Au fur et à mesure, la communication s’est dégradée, au point de devenir quasi inexistante. « Enfermé dans sa tour d’ivoire », le directeur artistique ne donne quasiment « plus de consigne, ou de brief de collection ». Dans cette maison, de plus en plus, le suivi créatif au quotidien est assuré par la poignée d’assistants auxquels il a accordé sa confiance.
A l’approche des défilés, une ambiance est « très tendue »
Quatre défilés ont lieu chaque année et ceux-ci « exacerbent les tensions ». Il y a « beaucoup de travail, de nuits blanches, de stress et de paranoïa ». Des gardes du corps surveillent la salle dans laquelle les vêtements de la collection sont conservés.
La plupart des membres du studio ne peuvent d’ailleurs y entrer, ils doivent déposer les pièces dont ils ont la responsabilité devant la porte. L’ambiance est décrite comme « très tendue ».
Car jusqu’au dernier moment, tout peut être remis en cause, bouleversé. Le directeur artistique se retrouve concrètement devant « un casse-tête insoluble ». Il doit « plaire à la presse, réputée accro aux pièces conceptuelles, plaire à la direction et aux commerciaux, conservateurs et prudents par nature, tout en attirant la clientèle. » Le doute est permanent. Il arrive que deux semaines avant le défilé une collection soit entièrement remaniée.
« Il n’est d’ailleurs pas rare que la production des pièces ne soit lancée que 48 heures avant le show ».
Les consultants, appuis et concurrents à la fois
Depuis plusieurs années, des stylistes consultants, extérieurs à la maison et susceptibles de travailler la même saison pour plusieurs marques différentes, ont été engagés pour épauler le directeur artistique au moment des défilés. Sur le papier, ils doivent le décharger du stylisme et gérer le lancement des mannequins sur le podium. Plus globalement, leur rôle consiste à porter un regard neuf sur la collection pour la mettre en scène, et la vendre de la façon la plus contemporaine possible.
Censés être des appuis, ces consultants sont pourtant « devenus au fil du temps des sources de tensions, et de quasi-concurrents ». Une fois, en catastrophe, l’un d’eux a imposé que l’on raccourcisse tous les pantalons de dix centimètres. Une autre fois, il a exigé le changement d’une série d’accessoires. Il est même arrivé que des silhouettes soient sorties d’un défilé sur l’intervention d’un consultant. C’est évidemment son job, c’est pour ça que la marque le paie grassement, et le directeur artistique a beau négocier, se battre pour que son travail ne soit pas chamboulé à son insu, il doit presque toujours s’incliner. « Car là encore, il n’a plus vraiment la main. »
Marc Beaugé
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