Le Nouvel Observateur du 17 mars publie neuf pages sur la catastrophe japonaise, signées du grand reporter Jean-Paul Mari. L’article a été entièrement écrit à Paris, à partir de témoignages et de descriptions parus ailleurs dans la presse sans qu’aucune source ne soit mentionnée.
C’est un superbe reportage écrit par Jean-Paul Mari, prix Albert-Londres 1987. Ses comptes-rendus de guerre, en partie republiés sur son site, Grands Reporters, accompagnent l’Histoire depuis vingt-cinq ans au Nouvel Observateur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Le 17 mars dernier, la plume de Jean-Paul Mari s’attaque au “récit de ces journées qui resteront pour le Japon comme l’une des pires crises de son histoire”. Suivent neuf pages de description apocalyptique et de témoignages douloureux, ouverture du dossier Spécial Japon du Nouvel Obs.
On s’y croirait. Sauf que l’auteur a écrit son article depuis Paris, à partir des images disponibles et de la presse internationale. L’Obs ne prétend pas que son reporter est allé sur place. Reste que le papier compile des témoignages et des passages entiers d’articles parus ailleurs dans la presse sans jamais en faire état ni mentionner aucune des nombreuses sources utilisées.
1) Mettre le lecteur dans l’ambiance
« Le temps s’est arrêté. Plus d’heure, plus d’avant, plus d’après. Pas encore l’apocalypse. Tout est suspendu. Le ciel est froid, clair, ensoleillé. Dans la baie, les bateaux se balancent sur une mer d’hiver. Sur la côte, en face, un port de pêche, des toits bleus, des hangars. Sur la rive proche, des maisons, des parkings, des voitures, un poteau de signalisation, un nom, celui de la ville, moderne : Miyako. Et puis là, à quelques mètres du rivage, une ligne boursouflée, comme un bourrelet, quelque chose d’incompréhensible. On dirait un serpent géant, lourd, obscur, qui roule des écailles monstrueuses. Une vague.”
Certes Jean-Paul Mari n’est pas seulement journaliste, mais aussi un brillant écrivain et a pu visionner photos et vidéos de la catastrophe. Le journaliste explique aux Inrocks comment il a travaillé :
« On m’a demandé le lundi après-midi de faire un récit sur le Japon. J’ai travaillé toute la nuit sur de la documentation (des photos, des reportages, des articles), essayé de m’imprégner de ce que je lisais. Puis j’ai rédigé mon papier entre 7h15 et 13h30. Évidemment j’étais à Paris, on n’a pas mis « de notre envoyé spécial ». Très sincèrement je ne crois pas que ça induise le lecteur en erreur. »
2) Piocher chez les confrères
Le téléphone et le Net offrent aujourd’hui l’avantage de pouvoir joindre les témoins d’une catastrophe à l’autre bout du monde sans se ruiner. Mais il y a encore plus simple: lire la presse. Après tout, les personnages les plus intéressants se sont confiés aux envoyés spéciaux et correspondants des rédactions françaises. Tous les témoignages rapportés dans l’article de l’Obs sont déjà parus ailleurs, sans que cela soit précisé au lecteur. Reconstituons le puzzle pour rendre chaque citation à son propriétaire.
« “J’ai cru à la fin du monde”, a dit un survivant », écrit Jean-Paul Mari dans son premier paragraphe. Il reprend ainsi la Une de Libération du 12 mars.
“A 380 kilomètres de la faille, au 26e étage d’un gratte-ciel de la capitale, un employé de Google remarque l’étrange comportement des corbeaux qui volent dans tous les sens. Ils sont les premiers à avoir deviné la secousse. Quelque chose commence à soulever le bâtiment. Des machines de 300 kilos sont déplacées de plus d’un mètre. Le mouvement d’ascenseur s’accentue puis tout l’immeuble commence à balancer horizontalement. Haut dans le ciel, le gratte-ciel de 54 étages tangue sur 3 mètres d’amplitude, comme un bateau ivre.” L’employé de Google, Jérôme, a été cité par Le Parisien du 12 mars. Le même article parle des machines de 300 kg et du balancement de l’immeuble. L’anecdote des corbeaux est rapportée par Libé.
« A l’université de Tokyo, Jean-Claude Sibuet, un géophysicien français, participe à une conférence internationale sur les mécanismes des « séismes tsunamogéniques », responsables des tsunamis. Il sait qu’à partir de 8 sur l’échelle de Richter, les destructions peuvent être terribles. En 1771, une vague haute de 30 mètres a fait 12 000 morts sur l’île d’Ishigaki. Et le géophysicien tient à rappeler devant l’assemblée le risque majeur d’un prochain séisme de ce type. Il a vu juste. Au moment où il parle, il sent les premières secousses, les analyse « ondes P, mouvements verticaux », signes d’un gros séisme. Le bâtiment est aux normes parasismiques. Personne ne bouge. Puis l’arrivée brutale des ondes secondaires de cisaillement « ondes S » le convainc que les scientifiques n’ont plus qu’une chose à faire : fuir ! Malgré un genou blessé, accroché à la rampe d’escalier pour ne pas tomber, il est le premier à se retrouver dehors, accroupi sur le gazon. » Le récit de Jean-Claude Sibuet est publié le 14 mars par Sylvestre Huet, journaliste à Libé, sur son blog.
« Le temps perdu provoque maintenant la plus grande crise nucléaire que le Japon ait jamais connue », dit un spécialiste nippon, encore dans Libération avant d’être repris dans l’article de l’Obs.
3) Varier les sources
Outre la presse française, le journaliste a consulté des journaux étrangers, mais toujours sans les citer.
« Dès les premières secousses, Harumi Watanabe a fermé son magasin et la jeune femme a roulé à toute allure vers la maison de ses parents… « vieux et trop faibles pour marcher. Je ne suis pas arrivée à les faire monter dans ma voiture ». Ils étaient encore dans la salle à manger quand la vague du tsunami a frappé la maison. » Etc. Ce témoignage est la traduction partielle d’un article du Guardian.
« Enfermé dans sa maison, Blaise Plant, un Canadien, pianote sur son téléphone sur Twitter, alignant messages horodatés et appels à l’aide : « 1507 : ma maison est détruite. C’est sinistre. 1828 : la ville est complètement noire. On ne voit que les phares des voitures. 2208 : secousses non stop ! Une grosse toutes les 15 minutes. Chaque fois, on se demande si cela va être la « Big One ». » Les twitts de Blaise Plant ont été repérés par le Guardian.
« A partir du moment où il y a une citation, on devrait dire d’où elle vient , reconnaît aujourd’hui Jean-Paul Mari. C’est un problème de temps, j’ai écrit dans l’urgence. Si j’avais une journée de plus pour le réécrire, je mettrais la source de ces témoignages. Cependant, il n’est pas question de vouloir faire croire que j’étais sur place. »
4) La version sous-titrée
Il est vrai que « récit » ne veut pas dire « reportage ». Et les informations à la disposition de Jean-Paul Mari sont habilement compilées. Si vous cliquez sur les liens ci-dessous, vous retrouvez la source de chaque info :
« Au centre de Tokyo, le toit d’un bâtiment s’est effondré sur 600 étudiants lors d’une remise de diplômes, des blessés. Surtout, un tsunami a déferlé sur toute la côte nord-est du Japon, la base des Forces d’Autodéfense, l’armée, a été totalement submergée à Sendai, comme la piste de l’aéroport, deux trains entiers sont portés disparus, un bateau d’une entreprise navale, cent personnes à bord, ont été emportées par la vague, déjà trois cents corps ont été retrouvés sur une plage près de Sendai… »
5) Rester ambigu
Certes, le Nouvel Observateur ne prétend pas que son journaliste se trouve au Japon, puisqu’il n’appose pas la mention « envoyé spécial ». L’hebdomadaire ne précise pas non plus qu’il se trouve à la rédaction. En dehors de ce détail, le fait que tous les témoignages présentés soient issus de la presse, mais que cette donnée ne soit pas précisée, entretient le flou.
Camille Polloni
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}