Aussi agaçant que fascinant, L’Humanité est un film qui partage. Si certains plans rebutent et si son propos laisse perplexe, sa puissance formelle reste indéniable. Le nouveau film de Bruno Dumont est un objet filmique étrange, un objet critique stimulant, une oeuvre qui a le don paradoxal d’exaspérer et de fasciner dans le même mouvement. […]
Aussi agaçant que fascinant, L’Humanité est un film qui partage. Si certains plans rebutent et si son propos laisse perplexe, sa puissance formelle reste indéniable.
Le nouveau film de Bruno Dumont est un objet filmique étrange, un objet critique stimulant, une oeuvre qui a le don paradoxal d’exaspérer et de fasciner dans le même mouvement. L’Humanité nous hante après la projection et en même temps, on en rejette violemment certains aspects : dégoûté et attiré, indécis et désarmé, voilà comment nous laisse Dumont au sortir de la salle. Cet état perplexe du spectateur faisait peut-être partie du projet du cinéaste et de ce point de vue, c’est réussi.
Le film commence par un banal fait divers : un viol de petite fille dans la campagne profonde, la police, une enquête. Malgré ce contexte fictionnel classique, L’Humanité reste très éloigné des canons habituels du polar. Car dès le début, Dumont sonne le spectateur d’un brutal coup de matraque : un gros plan sur le cadavre de la fillette, cuisses bien ouvertes et tuméfiées plan assené deux fois de suite qu’il appelle non sans un soupçon de cuistrerie « une Origine du monde inversée ». Or, on est ici nettement plus proche de Paris Match (le choc des images) que de Courbet (ou d’Hitchcock, pour le registre shocker). On en veut à Dumont de cueillir ainsi le public, avec cette méthode douteuse qui consiste à tétaniser le spectateur par un sensationnalisme facile. D’autres plans « impardonnables » émailleront la suite du film : des inserts sur la nuque suante et rougeaude d’un policier, l’insistance sur la moustache d’une femme, un « travelling chez les fous » autant d’épinglages physiques dégueulasses tant pour les personnages que pour les comédiens qui les incarnent. Dans ces moments-là, L’Humanité nous emmène chez les Deschiens, mais sans la moindre dose d’humour et de bonhomie qui fait passer la pilule chez Morel and Co.
Outre ce désagréable aspect « visite au zoo », le film souffre d’un déséquilibre gênant entre naturalisme et stylisation, claudication résumée par le contraste entre Emmanuel Schotté/Pharaon de Winter et les autres protagonistes. Autant la plupart des acteurs jouent dans le registre du vérisme, autant Schotté baigne dans une sorte d’évanescence catatonique, plus proche des « modèles » chers à Bresson : mais l’univers de Bresson est cohérent car tous les acteurs y sont traités comme des figures abstraites. Dumont aura beau jeu de rétorquer que la voix blanche, l’hébétude et la gestuelle gourde de son personnage sont celles, réelles, de l’acteur, qu’il a voulu en faire un symbole vivant du titre du film ou un réceptacle vide dans lequel le spectateur projetterait ce qu’il veut, il n’empêche que l’on croit à la présence de Séverine Caneele par sa densité physique impressionnante et son jeu sans fard (finalement, elle non plus n’a pas volé son prix à Cannes) et que l’on ne croit pas une seconde au statut d’enquêteur de Schotté : de ce décalage résulte une incertitude permanente sur les enjeux du film et sur le rapport de Dumont à ses personnages. S’agit-il d’une oeuvre grave (et lourdement catho) sur la compassion ou bien d’une comédie ? Le rire déclenché par ces gendarmes nuls qui ne progressent pas est-il de bonne qualité ou non ? Est-on chez Bresson ou chez Jean Giraud ? Dumont prend-il ses personnages au sérieux ou les prend-il de haut ? Tout le film oscille entre deux pôles dont l’un menace toujours de désintégrer l’autre. On pourrait aussi s’interroger longuement sur le statut du sexe chez Dumont, toujours filmé de façon bestiale et brutale et qui est toujours le vecteur par lequel le malheur arrive (Pharaon de Winter, lui, ne baise pas, comme si, implicitement, cette abstinence le sauvait)…
Malgré toute cette liste à charge, L’Humanité ne peut être expédié en trois lignes : pour désagréable qu’il soit, ce film n’est ni nul ni anodin. Et si Dumont est un « penseur » au mieux très opaque, au pire très douteux, il se révèle plutôt doué pour ce qui est de travailler les deux outils fondamentaux du cinéma que sont l’espace et le temps. Du premier, il a une conception très rigoureuse, et tend à faire de chaque plan un tableau : c’est parfois étouffant, mais le plus souvent très beau. Et c’est en utilisant intensément le second outil, le temps, qu’il évite de tomber dans l’écueil de la peinture filmée, car cette dilatation des durées, parfois poussée jusqu’à l’afféterie, donne au film sa puissance hypnotique indéniable, sa matière dense et poisseuse qui enserre le spectateur même malgré lui. Indiscutablement, Dumont essaie de faire quelque chose du cinéma. C’est cet intense désir, plus rare qu’on ne le croit, qui le sauve.