Le souk aux promesses. Malgré une compétition un peu tiède, le Festival de Locarno a comme d’habitude tenu son rang d’orgie pour cinéphiles curieux. Yousry Nasrallah avec El Medina y a confirmé son grand talent de cinéaste sans visa. Au rayon des découvertes riches de promesses, le film âpre d’Hélène Angel et un ovni chinois. […]
Le souk aux promesses. Malgré une compétition un peu tiède, le Festival de Locarno a comme d’habitude tenu son rang d’orgie pour cinéphiles curieux. Yousry Nasrallah avec El Medina y a confirmé son grand talent de cinéaste sans visa. Au rayon des découvertes riches de promesses, le film âpre d’Hélène Angel et un ovni chinois.
Niché dans la luxuriante rétrospective Joe Dante et la deuxième génération Corman, sur laquelle nous aurons tout le loisir de nous étendre quand la Cinémathèque française la reprendra à Paris en décembre, on pouvait trouver un programme en tous points emblématique, de par sa structure
montage de serials, dessins animés, publicités, films industriels et autres matériaux de celluloïd et son titre (The Movie orgy), de ce que le Festival de Locarno ne faillit pas à être depuis des années : un plein chaudron de cinéma, vidéo, télévision, où formats et durées s’entremêlent sans souci de clivages, un réjouissant Luna Park, balisé par les goûts certains de son directeur-défricheur Marco Müller, pour cinéphiles curieux et boulimiques. On avait rarement eu à s’en plaindre, entonnant au diapason des Romains d’Astérix et le chaudron (justement) « Orgies, nous voulons des orgies ! » (de films, s’entend).
Or, si nous ont comblés les cormaneries, une large partie de la sélection Cinéastes du présent, les fondants zakouskis (au premier rang desquels les trois minutes longues en bouche de l’addictif La Tua lingua sul mio cuore, morceau du collectif drum’n’bass Royalize clippé par la divine prêtresse gothique Asia Argento et que l’on meurt de se projeter en boucle) ou les projections de prestige sur l’écran bigger than life de la Piazza Grande (plus de sept mille personnes redécouvrant The Birds dans une somptueuse copie renumérisée pour le centenaire Hitchcock), il faut bien avouer que notre patience de spectateur s’est parfois abîmée dans la fondue et que certaines bobines de la Compétition internationale de cette 52ème édition la dernière présidée par Raimondo Rezzonico échappèrent de peu à de vengeurs « Dans le lac ! Dans le lac ! » inspirés cette fois d’Astérix chez les Helvètes (pour les cancres en géographie, nous rappellerons que Locarno est sis dans le Tessin suisse, sur les bords du Majeur).
D’où ce panorama qui, exceptionnellement, inclura également une poignée de films tout juste moyens… Tel Uçüncü sayfa (The Third page), de Zeki Demirkubuz, cinéaste turc intransigeant, et fermement attaché aux effets de signature. Dès le premier plan de ce second long métrage reviennent tambouriner les gimmicks qui envahissaient Innocence, sorti à Paris en juillet et lapidé en ces pages : personnages scotchés devant le téléviseur, violence gratuite, insultes et portes refusant de se fermer. Pourtant, même si sa vision de la société reste désespérément noire, qu’une fois de plus les hommes sont lâches et les femmes fatales, et que l’on n’échappe pas à un nouveau tunnel explicatif en plan-séquence, Demirkubuz tente des incursions humoristiques, s’essaie à la satire et surtout daigne aérer sa mise en scène. S’initie alors une brèche dans laquelle son troisième film aurait tout intérêt à s’engouffrer. On pourrait alors gaillardement le suivre.
Grande fut la tentation d’appliquer ce même désir à Shiota Akihiko dont le Moonlight whispers eut au moins le mérite de nous intriguer par le constant décalage qu’il génère, entre le cabinet de perversités masochistes où s’ébrouent ses deux adolescents et la mise en images léchée, un rien chic, dans laquelle il les drape. Une (toute) petite fièvre des 17 ans, rehaussée d’arpèges qu’on jurerait empruntés à Durutti Column, et sertie des bandelettes et emplâtres chers à Romain Slocombe. Dommage que son second film, Don’t look back, présenté à Cinéastes du présent, confonde dérapage et effilochage. Mais la tiédeur ne pouvait se perpétuer, un mirifique ensoleillement devait venir iriser notre regard et nos pores.
On avait parié gros sur El Medina (La Ville) de Yousry Nasrallah. Et on a raflé la mise, joignant nos clameurs à la seule standing ovation de la compétition. Le Caire-Paris et retour, tourné en vidéo numérique. Un support qu’on ne pourra désormais plus réduire à des lignes, ainsi chargé du grain des peaux qu’il magnifie, s’injectant la carnation des corps, s’enivrant des odeurs du quartier de Rod El Farag, se tordant, ondulant sous la conjugaison du bruit, image et son confondus. Et qu’importe si la partie parisienne, infidèle à la grâce féline d’Ali (irradiant Bassem Samra), tend à s’égarer dans le didactisme… Car la dernière demi-heure, qui accompagne ailes déployées le retour amnésique d’Ali au pays, est stupéfiante de culot et de liberté. Brassant exil, théâtre, solitude, politique, mémoire, errance, amour, El Medina est l’oeuvre d’un cinéaste sans visa, qui sait que « les vrais voyages sont spirituels » et n’hésitera jamais à tout s’autoriser. Jusque dans ses imperfections, incontestablement le film le plus important du festival. For real. Récompensé du prix spécial du Jury, il sera diffusé le 11 octobre sur Arte. Vous voilà prévenus.
Lui succédait The Dream catcher d’Ed Radtke, triste parangon de road-movie indé qui ne se préoccupe guère de formuler ne serait-ce qu’une proposition de cinéma. Alors pourquoi s’y arrêter ? Parce qu’il héberge un acteur (acteur ?, le doute subsiste) absolument formidable, un Huckleberry Finn punk à la diction et à la gestuelle insensées, prince du jargon et du larcin, phagocyte qui met à sac et dépouille tout ce que le film aurait pu porter. Paddy Connor, c’est son nom. Et la seule chose que ce môme n’aurait pas volée, c’est un prix d’Interprétation. Mais à quelques encablures de là se tenait Serge Riaboukine, finalement récompensé. Remarqué chez Poirier (… A la campagne) et Dubroux (L’Examen de minuit), on lui prêtait déjà l’étoffe froissée d’un Depardieu. Il s’apprête désormais à déboulonner la statue du commandeur.
Dans Peau d’homme, coeur de bête d’Hélène Angel (Léopard d’or), il apporte non seulement sa masse brute à son personnage de flic alcoolique limogé suite à ses accès de violence, mais se révèle tout aussi saisissant dans un registre plus feutré. Le film d’Angel est à son image, viril, animal, dionysiaque et pourtant totalement convaincant dans ses moments d’accalmie. Sans prétendre rivaliser avec la magnificence plastique délivrée par Philippe Grandrieux, Peau d’homme n’hésite pas à s’enfoncer dans les mêmes forêts pulsionnelles que Sombre. Et bannie soit toute psychologie. Forcément malaisant et limite, proche parfois de dangereusement dévisser dans l’outrance hystérique, Peau d’homme est un premier film qui ne s’assure pas, même pour escalader ses faces les plus abruptes, telle cette séquence de cannibalisme fantasmée qui atomise les pseudo-transgressions de François Ozon. Estomaquant.
Depuis quelques jours, l’excitation enflait, mais rien ne transpirait des qualités que pouvait receler Nannan nünü (Men and women). Arrivé à Locarno tout aussi clandestinement qu’il avait été produit à Pékin, le long métrage de Liu Bingian s’avançait sous le feu de nos interrogations. Se révélera-t-il le pendant gay de Xiao Wu, artisan pickpocket ou une baudruche survendue ? Ni l’un ni l’autre, en fait. Liu Bingian s’inscrit comme cinéaste franc-tireur, se démarquant des figures exportables (« Gong Li me laisse froid », fait-il lâcher à son personnage) tout en réfutant son appartenance à la sixième génération des cinéastes chinois. Il serait également malvenu, quand bien même la plupart de ses non-comédiens s’affichent comme homosexuels notoires, de circonscrire Nannan nünü à la case film pédé chinois. Ce qui travaille Liu Bingian relève de la crise identitaire, et pas uniquement sexuelle, dans une société qui ploie de manière croissante sous les signes et codes occidentaux les plus vilement uniformisateurs et décérébrants (McDo, portables…). Sans faire fi d’une approche documentaire, il s’attache à une forme épurée, d’une grande rigueur plastique, avec un constant déni des effets ou de la scène à faire. Les deux magnifiques séquences de rupture qui referment le film achèvent de nous en convaincre : il existe en Chine un cinéaste ackermanien.
Enfin, deux cinéastes (du présent) chers à nos yeux, Shinozaki Makoto (souvenez-vous d’Okaeri) et John McNaughton délaissaient un temps la fiction pour officier sur un front auquel Locarno a toujours prêté une attention soutenue, le documentaire. Condo painting, le regard de McNaughton sur le travail de George Condo, est plus de l’ordre de la curiosité, qui permet au réalisateur de Mad Dog and Glory de filmer Burroughs et Ginsberg peu de temps avant leur mort et de jouer avec la superposition des couches, la duplication, la mise en abyme et autres expérimentations sur la trame vidéo. Alors que Shinozaki livre avec Jam session une véritable oeuvre de fan, subtile et imprégnée de l’aura de son sujet, le témoignage idoine sur la fabrication de L’Eté de Kikujiro. Effacé mais terriblement attentif à la dualité du cinéaste, il parvient, à travers le filtre d’un tournage qui semble pourtant totalement épanoui, à capter les affres et les failles qui inlassablement taraudent Kitano. Kitano, cet homme qui, à chaque plan ou apparition, ravive notre foi dans le cinéma. Et balaie de son seul regard les quelques nuages qui obscurcissaient cette année le festival.