Un miroir le long du chemin. Même si le sublime n’était pas toujours au rendez-vous à la 21ème édition du Cinéma du réel, on a pu rire, s’émouvoir, dresser un état des lieux du monde actuel, et surtout découvrir un pan méconnu et perpétuellement surprenant du cinéma iranien. En particulier deux films du grand Sohrab […]
Un miroir le long du chemin. Même si le sublime n’était pas toujours au rendez-vous à la 21ème édition du Cinéma du réel, on a pu rire, s’émouvoir, dresser un état des lieux du monde actuel, et surtout découvrir un pan méconnu et perpétuellement surprenant du cinéma iranien. En particulier deux films du grand Sohrab Shahid Saless.
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Le cinéma documentaire s’essouffle, a statué le jury du 21ème Festival international de films ethnographiques et sociologiques. Pourquoi ce constat ? En raison d’une trop forte « emprise des télévisions ». Ah bon ! On se demande comment on ferait sans la télé, principale pourvoyeuse de documentaires. Selon moi, un grand nombre de films vus au « Réel » n’avaient rien à envier à la production moyenne des fictions, ni même au cinéma de genre lambda. Exemple édifiant dans la catégorie drame, option thriller médical, Vivre parmi les lions de Sigve Endresen. Comme le titre ne l’indique pas, ça parle du cancer, de la lutte, des espoirs et des rechutes d’un groupe de jeunes Norvégiens qui disparaissent un à un comme Les Dix petits Nègres. Obscène mais prenant, ce film limite regarde en face ce qu’on préférerait toujours ignorer. Même raisonnement pour Stars de Ziva Postec, sur un institut israélien pour handicapés mentaux. On pense aux Idiots de Lars von Trier, qui n’est qu’une aimable plaisanterie de potache avant-gardiste à côté de la réalité. Pour en finir avec les tragédies, citons une des oeuvres les plus fortes, La Briqueterie (1981) de Mohamad Reza Moghadassian, qui faisait partie de la superbe rétrospective iranienne, événement phare du festival. Ce drame social sur le travail des enfants dans une briqueterie iranienne est une vision de l’enfer. A partir d’un sujet similaire à celui dont Jalili a tiré le ciné-poème Danse de la poussière (sorti en salles récemment), Moghadassian construit un réquisitoire implacable. Il dénonce l’exploitation des enfants qui esquintent leur corps dans ce camp de travail, risquant leur peau pour une pincée de tomans (monnaie persane). Plans amèrement sublimes, défilé saisissant des mains déformées des garçonnets devant la caméra…
La comédie est un genre pervers en matière de documentaire, puisque les dindons de la farce sont souvent les plus défavorisés. Ainsi, dans le brut de décoffrage Prove di Stato de Leonardo Di Costanzo, la commedia dell’arte reprend ses droits dans le contexte dévasté de la banlieue de Naples, où le travail clandestin est la seule alternative au chômage et la crise du logement endémique. On s’esclaffe en assistant aux palabres des administrés dans le bureau des pleurs de Luisa Bossa, maire « mains propres » d’Ercolano. Même climat populaire dans Juillet de Didier Nion, sur les congés sam-suffit de quelques prolos retraités et leurs petits-enfants dans des caravanes sur la côte normande. Franchouillardise et franc-parler rigolard laissent entrevoir quelques traumas familiaux que ne renierait pas Pialat. Mais ce furent encore les Iraniens qui étonnèrent dans le registre para-comique. Palme de l’humour absurde à La Nuit où il a plu (1967) de Kamran Shirdel membre du jury cette année qui, après la révolution iranienne, a mis son talent de pamphlétaire en sourdine. Ce film-enquête satirique part d’un fait divers : un enfant, selon un journal, aurait à lui seul sauvé un train allant à la catastrophe. Confrontation des points de vue, examen ironique des contradictions des différentes thèses, juxtaposition frénétique et ludique de témoignages antagonistes. Bref, une magnifique fable au montage trépidant, qui questionne la crédulité, les rumeurs, le mythe de l’information, le culte de l’héroïsme. Cet exercice pataphysique a été interdit en Iran avant et pendant le régime islamique, comme les précédentes oeuvres de Shirdel.
Autre genre, le fantastique. A priori, le documentaire y est rebelle. Pourtant, Pripyat (prix de la SCAM), de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter, évoque un monde dévitalisé qu’on ne rencontre que dans la SF. Il s’agit d’une balade autour de et dans Tchernobyl, douze ans après l’explosion nucléaire. Fermé au public à 30 kilomètres à la ronde autour du site maudit, ce territoire radioactif qui comprend la ville fantôme de Pripyat est appelé « la Zone » par les autochtones. Une expression qui rappelle évidemment Stalker de Tarkovski, film prémonitoire, avec lequel ce documentaire irréel a de nombreux points communs. A Pripyat, vaste cité vidée de ses cinquante mille habitants, les immeubles modernes sont lentement envahis par la végétation. Dans ce paysage désolé où ne retentit aucun chant d’oiseau, vivent de vieux Ukrainiens déphasés qui sont revenus dans leur ferme après l’accident et méprisent les radiations ; tout comme les employés de Tchernobyl, qui travaillent, sans salaire, sans vêtements de protection, dans la centrale. Ce documentaire archéologique sur un monde mort vivant d’une douceur cotonneuse comblera aussi bien les esthètes de l’apocalypse que les écolos de choc.
Surprise : les fictions pures et simples ont droit de cité au Cinéma du réel. On le constate avec la plupart des longs métrages de la rétrospective iranienne, certes sous-tendus par des pratiques documentaires, mais qui sont tout de même des oeuvres scénarisées et jouées par des acteurs. Quant à Abbas Kiarostami, il semble qu’il ait toujours fictionné, même quand il tournait des courts métrages éducatifs et prophylactiques comme Rage de dents (1980). Il était très intéressant de confronter son Passager (1974) parfait équivalent iranien des 400 coups, où l’économie de moyens le dispute au sens de la durée, au rythme, à la finesse psychologique à sa suite documentaire, Voyage au pays du passager, réalisée vingt ans après par le fils Kiarostami, Bahman. Un document sur les retrouvailles un peu empruntées du cinéaste avec l’acteur principal du Passager. Aussi brouillon que la fiction du père était millimétrée, le documentaire du fils devient à son tour une mise en abyme à la Close up. Parmi les nombreux courts métrages du maître persan, signalons aussi Le Choeur (1982), rare expérience de son subjectif : un vieux sourd égoïste se coupe du monde à volonté en débranchant son appareil auditif.
Mais la découverte du festival se nomme Sohrab Shahid Saless, cinéaste décédé l’an dernier dans l’anonymat à l’âge de 54 ans. Seuls quelques cinéphiles voyageurs et festivaliers pointus connaissaient son travail. Ses deux premiers longs, Un Simple événement (1973) et Nature morte (1975), ne confirment pas seulement l’immense diversité du cinéma iranien, ils révèlent un maître. Ambiance zen dans Nature morte : la vie infiniment modeste d’un vieux garde-barrière au bord d’une voie ferrée perdue dans la campagne. Le titre ne ment pas. C’est bien une nature morte : éteints et catatoniques, le garde-barrière et sa femme suivent une routine immuable, dont la lenteur et la répétition induisent une indéniable fascination. Il y a du Bresson dans le rituel des gestes et des déplacements, et du Ozu dans la vision posée de la vie domestique. Mais là, les dialogues sont réduits au strict minimum. Aucun affect n’affleure. Shahid Saless est le prince de la litote. Lorsque son existence est bouleversée par sa mise à la retraite, le vieil homme demande simplement : « Mais où vais-je aller ? » Le mouvement de révolte s’arrête là. Shahid Saless ou le nec plus ultra de la sérénité orientale. Autre film, autres litotes. Le titre Un Simple événement en est déjà une belle, car il désigne la mort d’une mère. Décors aussi nus que dans Nature morte, même souci de la durée, activités aussi répétitives. Chaque jour, Mohamad, 10 ans, attend son pauvre pêcheur de père qui rentre en barque. L’enfant vend les poissons du jour à un marchand, puis porte la recette à son paternel au bistrot. Quand la mère du garçon meurt en silence, c’est tout juste si on croit entendre le père étouffer un sanglot. La vie continue, morose. Ce fatalisme quasiment minéral, consubstantiel à un monde fruste, érodé par l’habitude, se traduit par une mise en scène assez figée et distante. Shahid Saless oeuvre dans un contexte kiarostamien la pauvreté, l’enfance, l’école , mais il substitue aux conflits éducatifs et dialectiques du grand Abbas un cauchemar languide. Médusant.
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