Voyage au Portugal. Trois ponts sur la rivière ne ressemble à rien de connu. Au cours de cette balade sentimentale de Paris à Porto, Jean-Claude Biette enchante par sa modestie, son humour et sa subtilité. Un cinéaste qui n’a rien à vendre mais désire simplement partager son regard intense et poétique sur le monde. Dans […]
Voyage au Portugal. Trois ponts sur la rivière ne ressemble à rien de connu. Au cours de cette balade sentimentale de Paris à Porto, Jean-Claude Biette enchante par sa modestie, son humour et sa subtilité. Un cinéaste qui n’a rien à vendre mais désire simplement partager son regard intense et poétique sur le monde.
Dans un récent numéro de Trafic, Jean-Claude Biette livrait ses dernières réflexions sur ce qu’il appelle « les films du sommeil ». Les films du sommeil seraient ces oeuvres dépourvues de séduction immédiate, dont les qualités ne sont pas facilement évidentes et repérables, surtout en pleine bousculade des sorties hebdomadaires et dans l’urgence critique qui épouse le même rythme infernal. Il y a ainsi des films qui adoptent un autre pouls et demandent au spectateur une autre respiration, qui échappent aux obligations du « tout de suite » (être vu, être analysé, être poinçonné d’un avis, maintenant, cette semaine et pas dans trois mois), et qui cheminent beaucoup plus lentement et tortueusement dans la conscience du spectateur et dans la mémoire des êtres.
Evidemment, modeste et discret comme l’est Jean-Claude Biette, sa réflexion ne visait absolument pas ses propres films et il enchaînait sur Le Bassin de J. W. de João Cesar Monteiro comme exemple à l’appui de son hypothèse. Il n’empêche que, pour parler de Trois ponts sur la rivière, on aurait pu se contenter de citer le premier chapitre du texte de Biette, fermer les guillemets et mettre un point final. Non par pure paresse (encore que…), mais tout simplement parce que cette théorie des films du sommeil dit tout du cinéma de Biette en général et de son dernier film en particulier, et le dit tellement clairement qu’il ne semble pas nécessaire d’y ajouter la moindre ligne. Car Biette écrit comme il filme, filme comme il écrit, écrit et filme comme il pense, dans un même flux de réflexion et de vie insécable. Et c’est rien de dire que ses critères de vie et de pensée ne correspondent pas vraiment à ceux majoritaires de l’époque. Car dans un monde où tout va toujours plus vite, Jean-Claude Biette réclame tranquillement son droit au temps, à la lenteur, à la flânerie ; dans la cacophonie ambiante où il est nécessaire de brailler (son style, son sujet, sa vision, etc.) pour avoir une chance de se faire entendre, Biette préfère murmurer dans son coin, quitte à avoir moins d’oreilles qui l’écoutent du moment qu’elles sont attentives ; dans un cinéma où l’auteurisme parfois galvaudé à force d’être devenu une notion dominante réclame d’un cinéaste qu’il impose sa griffe personnelle, Biette continue de se méfier de l’effet de signature trop visible, de la mise en scène assenée comme du sujet signifiant, et préfère la discrétion, l’effacement de l’auteur derrière le film et son agencement secret. Ecrivant cela, nous ne renions rien de nos emballements récents, nous aimons bien être les « victimes » de la pyrotechnie d’un De Palma, partager les acrobaties formelles d’un Wong Kar-wai ou prendre un plaisir intense à siroter du regard les plans-séquences immédiatement identifiables d’un Hou Hsiao-hsien. Mais il nous plaît aussi qu’à côté de ce cinéma de la brillance formelle, à côté de ces cinéastes qui sont tous, à un moment donné, les bateleurs de leur vision et de leur statut d’artiste, il existe encore des cinéastes qui relativisent l’idée de maîtrise totale de l’auteur, qui désacralisent la notion de film comme objet achevé (selon Biette, ses films ne sont qu’un point prélevé arbitrairement dans une réflexion permanente), des cinéastes qui n’ont rien à vendre et rien à imposer, dont le seul plaisir consiste à regarder intensément le monde et à faire partager cette expérience à d’éventuels spectateurs.
Si on tient à résumer l’argument de Trois ponts sur la rivière, disons que le film raconte l’histoire d’un couple qui tente de se reformer lors d’un voyage au Portugal. Arthur Echéant (Mathieu Amalric) est un jeune professeur d’histoire et termine sa thèse de doctorat. Il vit seul dans une chambre sous les toits. Un jour, il rencontre par hasard Claire, son ancienne amie. Claire travaille dans une pharmacie, élève seule sa petite fille et fréquente sans passion un amant que l’on devine provisoire. Arthur et Claire vivaient ensemble quelques années auparavant et se sont séparés sur un malentendu. Arthur doit partir à Lisbonne pour rencontrer son maître à penser, un grand historien portugais : il propose à Claire de l’accompagner et de reprendre le fil de leur histoire sentimentale. Evidemment, dit comme ça sur le papier, ça n’a l’air de rien ou plutôt, si : d’une microcosmique histoire parisiano-estudiantine, diront ceux qui regardent toujours par le gros bout de la lorgnette ; d’une relecture de la comédie du remariage ou d’une variation sur Voyage en Italie, remarqueront les cinéphiles plus avisés. Les seconds auront raison, mais ne sauront rien tant qu’ils n’auront pas la preuve par le film. Et quand on voit le film, on se dit que l’art de Biette est en effet assez secret, difficilement préhensible car il ne se mesure pas à l’aune d’une thématique précise ou d’une virtuosité plastique immédiate.
La singularité de Biette se mesure peut-être dans sa direction d’acteurs. Balibar et Amalric, par exemple, en font ici un peu moins que d’ordinaire, sont tous les deux plus sobres, plus opaques, plus inattendus. Ils sont simplement formidables, comme l’ensemble du casting franco-portugais. Biette possède aussi une étrange façon bien à lui de flâner à l’intérieur de son filmage ; on se souvient ainsi de deux ou trois scènes qui se terminent sur un décadrage marqué figure de style inhabituelle qui dénote chez Biette une attention égale aux lieux et à l’action, aux personnages et à leur environnement, au documentaire et à la fiction, au contingent et à l’aléatoire : ici, on peut délaisser l’intrigue et le centre d’un plan quelques secondes pour observer un minaret, une grue ou un pan de ciel. Ce goût de la digression rêveuse se retrouve aussi dans la façon de mener le récit, de s’autoriser des trous, des pauses, des moments creux qui n’ont rien à voir avec la gestion efficace de l’histoire. Ainsi de ce plan superbe de la mosquée de Paris vue depuis la lucarne d’Arthur : plan inutile du point de vue dramaturgique, mais formidable en ce qu’il nous rappelle par les seuls moyens de l’architecture et de la lumière que Paris est aussi une ville du Sud, solaire et cosmopolite, remplie d’altérité. A un autre moment, Biette déclenche un somptueux travelling dans un cimetière lisboète visité par Claire : là encore, efficacité zéro sur le plan événementiel, mais ce plan-séquence charge le film (et le personnage de Claire) de mystère, imprègne le spectateur d’une présence des lieux. La singularité biettienne se mesure aussi à la façon d’organiser un scénario. Ainsi, depuis le début du film, Arthur est hanté par son voisin de palier, Frank Opportun (ces noms !), homme à la fois ouvert et bizarre, membre d’une secte. Arthur croisera Frank plusieurs fois lors du voyage et en nourrira une paranoïa galopante, voyant dans ces hasards des « signes » menaçants. « Signes de quoi ? », lui rétorquera Claire, amusée. En effet, Biette n’est pas un cinéaste du symbole, de l’allégorie ou du « vouloir-dire », c’est un cinéaste de l’ontologie, qui filme les choses, les lieux et les êtres dans leur essence, pour ce qu’ils sont. Ainsi, le film déroule le fil parallèle de la secte mais n’en fait pas tout un fromage théorique ou sociétal. Loin d’être développée ou explicitée, l’histoire d’Opportun et de sa secte reste à sa juste place, en pointillé, élément qui charge le film en fiction et en mystère et qui, par son incarnation d’une foi totale, éclaire la croyance fragile d’Arthur et de Claire dans leur couple. Ce film témoigne aussi de la force humoristique de Biette, de sa façon d’écrire et de mettre dans la bouche de ses acteurs des phrases étranges et comiques (« Un peu de contrainte contre un peu de liberté », « Qu’est-ce que c’est que ce costume de cacatoès ? », « Etre ou ne pas être un hôtel »), de sa science à combiner l’aléatoire (un vieux Chinois sur un banc) et la nécessité (les petites paranoïas qui font fonctionner le monde pourraient être le thème souterrain et central qui unifie tout le film)… Au bout de sa quête portugaise, Arthur finira par rencontrer enfin son vieux maître : il en résultera une séquence authentiquement burlesque et absolument déflationniste. Perte ou gain, victoire ou défaite, ce qui compte finalement, c’est l’écoulement du temps, le flux de la vie, le sentiment de son existence. A la fin, tout reste ouvert, les personnages principaux s’évanouissent dans la nature, littéralement engloutis dans les lieux environnants, absorbés vers le fin fond du plan : Arthur disparaît derrière un rocher sur une plage de Porto, Claire et sa fille dans les arbres du bois de Vincennes. Entre-temps, Biette nous aura fait cadeau d’une superbe invitation au voyage (le vrai voyage, celui des promeneurs contemplatifs), de cette parcelle de temps et d’espace que l’on appelle un film et où l’on aura senti vibrer le monde. Trois ponts sur la rivière est un authentique film du sommeil.