Censé combattre le piratage, les projets de lois américains Sopa et Pipa pourraient aboutir à une censure du net. Wikipedia fait écran noir en signe de protestation
Le torchon brûle aux Etats-Unis entre l’industrie de l’entertainment et celle des nouvelles technologies. La raison de la discorde ? La lutte contre le piratage. Les deux secteurs divergent complètement sur les moyens employés pour la mener, et notamment sur deux lois que le Congrès américain entend faire passer, le Stop Online Piracy Act (Sopa) et sa contrepartie sénatoriale, le Protect IP Act (Pipa).
Alors que les deux projets s’apprêtent à repasser devant le Congrès, la lutte semble s’intensifier. En signe de protestation, mercredi, les versions anglo-saxonnes des sites de Wikipedia et RSF affichaient un écran noir pour la journée, tandis que Google.com annonçait sur sa page d’accueil “Tell Congress: Please don’t censor the web!”, assorti d’un bandeau noir sur le logo du moteur de recherche.
Les raisons de la discorde ? Le projet de loi Sopa, le plus drastique des deux, a été introduit à la chambre des représentants par le député républicain Lamar Smith fin octobre, et entend “promouvoir la prospérité, la créativité, l’esprit d’entreprise et l’innovation en combattant le vol de la propriété américaine.” Il est surtout terriblement coercitif pour internet et donne des pouvoirs immenses aux ayants-droit.
Risque de fermeture arbitraire
Concrètement, il pourrait permettre au Ministère de la justice de poursuivre des sites, même en dehors des Etats-Unis, accusés de porter atteinte au droit d’auteur ou simplement de faciliter les atteintes au droit d’auteur – les sites collaboratifs ou de stockage (comme Megaupload) seraient alors tenus responsables de ce que postent leurs membres et pourraient être arbitrairement fermés, ne serait-ce que s’ils contiennent un lien pointant vers un fichier protégé.
Les FAI auraient l’obligation de bloquer les sites mis en cause. Les réseaux publicitaires et les services de paiement devraient, sur demande des ayants droit, sans passage par la justice, ne plus faire affaire avec ces sites, les étouffant financièrement. Les moteurs de recherche pourraient avoir l’obligation de ne plus les référencer et les personnes proposant des outils pour contourner les blocages (comme le réseau Tor) pourraient être poursuivies. Outre les sites communautaires, le Sopa, aux termes vagues et larges, pourrait donc menacer la liberté de parole en ligne, le e-commerce, l’open source…
La toute puissante industrie de l’entertainment, comprenant les majors du disque, la Recording Industry Association of America (RIAA), les producteurs de cinéma, la Motion Picture Association of America (MPAA), la production télévisuelle, une partie de l’industrie du jeu vidéo, se frotte les mains de voir les bons résultats de son lobbying. D’après une analyse Maplight pour l’ONG Center for Responsive Politics, les trente-deux membres du Congrès qui soutiennent le Sopa ont reçu en don de campagne de la part de l’industrie de l’entertainment près de deux millions de dollars depuis 2010. Soit quatre fois plus que ce qu’a versé l’industrie des nouvelles technologies.
« Un risque grave pour l’innovation »
Celle-ci est opposée en bloc aux projets, les jugeant incompatibles avec les réalités de l’internet. Mi-novembre, Google, Facebook, Twitter, Zynga, eBay, Mozilla, Yahoo, AOL, and LinkedIn ont envoyé une lettre au Congrès avertissant ce dernier que le Sopa représentait “un risque grave pour l’innovation et la création d’emploi, tout comme pour la cybersécurité”.
Mi-décembre, une lettre ouverte publiée dans divers journaux a été signée par de nombreux acteurs de la nouvelle économie, de Biz Stone (Twitter) à Arianna Huffington ou Jimmy Wales (Wikipedia). Elles reprochent notamment aux deux lois de “donner au gouvernement américain le pouvoir de censurer le web en utilisant des techniques similaires à celles utilisées en Chine, en Malaisie et en Iran”. Sergei Brin (Google) s’est dit “abasourdi” de voir qu’après des années passées à combattre la censure sur le web, la nouvelle menace venait des Etats-Unis.
A côté du black out de Wikipedia et RSF, la pression du public enfle également. Le bureau d’enregistrement de noms de domaine Godaddy, originellement en faveur des lois, a dû se rétracter devant les protestations de nombreux de ses clients, qui avaient commencé à migrer vers d’autres bureaux. Une pétition, déposée sur le site de la Maison Blanche a déjà recueilli plus de 45 000 signatures (alors qu’elle n’en avait besoin que de 25 000 pour obtenir une réponse de la Maison Blanche. Celle-ci a émis des doutes sur les projets de loi le week end dernier, demander au Congrès de se battre certes contre le piratage mais en respectant la liberté d’expression, la confidentialité et l’innovation. La Maison Blanche a même affirmé qu’elle pourrait utiliser son veto en cas de besoin.
Anne-Claire Norot