Déclinaison subtile de tous les trajets, physiques ou intérieurs, Voyages est superbe, souvent bouleversant. Avec Voyages, Emmanuel Finkiel signe un film remarquable de subtilité, de nuances et de force cinématographique. Un film, non pas sur la Shoah, mais sur les traces que celle-ci a creusées jusqu’à aujourd’hui. Comme si l’on jetait un caillou dans l’eau […]
Déclinaison subtile de tous les trajets, physiques ou intérieurs, Voyages est superbe, souvent bouleversant.
Avec Voyages, Emmanuel Finkiel signe un film remarquable de subtilité, de nuances et de force cinématographique. Un film, non pas sur la Shoah, mais sur les traces que celle-ci a creusées jusqu’à aujourd’hui. Comme si l’on jetait un caillou dans l’eau et que Finkiel filmait non pas le caillou mais les ridules les plus périphériques.
Dans le premier mouvement du film, le cinéaste suit un groupe de personnes en visite à Auschwitz. Mais loin du pathos et de la solennité attendus, Finkiel filme des choses plus surprenantes dans ce contexte : des gens qui s’engueulent, un couple qui se fait une terrible scène, des touristes qui râlent à cause d’une panne du car, un vieux Juif qui s’émeut devant la beauté de son pays de jeunesse… Tout en déjouant nos attentes, Finkiel capte les HLM mochards construits à la place de l’ancien ghetto de Varsovie, les visages et les corps usés d’acteurs (professionnels ou amateurs) qui ont vécu une expérience proche de celle de leurs personnages. Intelligemment, le cinéaste arrête ce volet aux portes d’Auschwitz, ayant parfaitement saisi l’essentiel, la terrible dualité de ces visites au camp de la mort. Individuellement, elles constituent une expérience intime qui ne regarde que la conscience et l’histoire de chacun (idée qui passe par Riwka, isolée du groupe mentalement et physiquement) ; collectivement, la trivialité habituelle du tourisme organisé y est décuplée. Dans le second mouvement, le ciel tombe sur la tête de Régine, parisienne quinquagénaire : son père qu’elle croyait mort en déportation débarque de Lituanie quarante ans après. Cette partie du film est un peu moins forte, peut-être parce que le scénario et le travail amenant à la fiction y sont le plus visibles. Mais quand Régine doute de l’identité de ce père littéralement revenu de l’au-delà, un passionnant suspens identitaire et métaphysique se met en place. Finkiel interroge ici le mystère de la filiation et des liens familiaux, la subjectivité du travail de la mémoire.
La chaîne des voyages et des destins de femmes se poursuit en Israël avec le plus beau mouvement du film. Vera, vieille juive russe émigre de Moscou à Tel Aviv quasiment sur un coup de tête (elle a suivi ses jeunes voisins), sans doute pour boucler la boucle et finir sa vie auprès des « siens ». Le problème, c’est qu’elle ne reconnaît pas les siens. Elle ne parle que le russe ou le yiddish, langues que la majorité des Israéliens ne maîtrisent pas, et Finkiel filme ses laborieux trajets dans la métropole agitée en de superbes plans-séquences qui, sans un dialogue, disent tout de l’inadéquation totale entre la vieille dame et la « Terre promise ». Que s’est-il passé pour que Vera se sente si étrangère ici, bien plus exilée qu’au sein de la diaspora ? Le trou béant entre la dame et les Israéliens, c’est évidemment la Shoah ; jamais évoquée, elle pèse ici de toute son absence. La patrie de Vera c’était le yiddishland, une langue, une culture, disséminées à travers l’Europe ; ce pays mental a été remplacé par un pays physique, Israël, véritable Etat, doté d’un territoire et d’une constitution, mais où l’on parle hébreu, où l’on s’habille en jeans et où il fait très chaud. Entre ces deux pays, la Shoah, qui a détruit l’un et suscité la création de l’autre. Quand un film fait passer autant de sens et d’émotion par les seuls et simples moyens cinématographiques, c’est grand.
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