Douce dissidence. Un vieux prisonnier organise une arnaque au courrier du coeur. A rebours des codes des films de prison, Loin des yeux est un bel acte de résistance discrète. Quel est ce lieu si calme ? Que renferment ces murs roses qui forment une belle fresque lépreuse ? Où sommes-nous ? Qui sont ces […]
Douce dissidence. Un vieux prisonnier organise une arnaque au courrier du coeur. A rebours des codes des films de prison, Loin des yeux est un bel acte de résistance discrète.
Quel est ce lieu si calme ? Que renferment ces murs roses qui forment une belle fresque lépreuse ? Où sommes-nous ? Qui sont ces hommes âgés qui s’adonnent aux joies patientes de la menuiserie ? A qui appartient cet oeil rivé sur les programmes changeants d’un téléviseur ? Il faudra attendre une scène de parloir pour se persuader qu’il s’agit bien d’une prison et que le vieil Eugénio est bien un détenu. On se dit alors que, décidément, le Portugal est un pays étrange, que même ses geôles semblent plus douces qu’ailleurs, comme langoureusement engourdies dans des habitudes quiètes dont toute violence paraît exclue. Mais cette impression s’avérera trompeuse. Si elle n’est pas immédiatement visible, l’oppression est partout présente.
En refusant d’indiquer clairement où se situe son film, João Mário Grilo fait mieux que jouer sur l’attente d’explications du spectateur. S’il commence par le perdre, ce n’est pas pour le plaisir gratuit d’un quelconque jeu formel. Loin des yeux se présente comme un film fuyant, qui adopte d’abord le rythme un peu torpide d’une chronique pénitentiaire pour nous précipiter ensuite dans une fiction d’une grande cruauté. Enfermé dans un quotidien fait d’habitudes immuables et de rites dont l’origine s’est effacée, Eugénio est devenu un prisonnier modèle, digne de la confiance placée en lui, auquel la machine administrative laisse une paix royale, puisqu’il est devenu un indispensable rouage de régulation communautaire. Plus personne ne sait quel fut son crime, lui-même l’a oublié. Mais ce reclus a un secret, les cartes postales d’Amérique qu’il a accrochées au mur de sa cellule sont les preuves visibles de son ultime machination.
Avec la complicité de sa soeur, Eugénio a mis au point une arnaque qui consiste à soutirer quelques dollars à un routier américain d’origine portugaise prénommé Dan, qui reçoit des lettres enflammées d’une certaine Maria da Luz, prête à le rejoindre s’il consent à soulager ses prétendues difficultés financières. Eugénio dicte les lettres, sa soeur les écrit, Dan envoie de l’argent et attend l’arrivée sans cesse différée de sa « compatriote » au coeur pur. Du fond de sa prison, Eugénio n’a donc pas tout à fait renoncé à agir sur un monde qui l’a mis en quarantaine, à opérer un lien fictionnel avec un extérieur toujours plus lointain. Il oppose sa propre mise en scène à la fois dérisoire et cruelle aux images stéréotypées que lui apporte la télévision. Loin des yeux (… près du coeur ?) est construit sur les intersections fugitives de points d’absolue solitude, sur les alliances furtives de réprouvés définitifs qui s’emparent à tour de rôle d’une histoire virtuelle pour tisser entre eux un lien ténu mais vital. C’est leur réponse à une vie de frustration.
Par petites touches discrètes et subtiles, Grilo déploie un microcosme fait de liens secrets, organisé aux franges d’une réalité devenue si factice qu’elle s’éloigne chaque jour davantage. En se relayant pour tromper l’infortuné Dan, les quatre principaux personnages du film (d’Eugénio à Rute, l’amie de Vasco, son jeune compagnon de cellule) entrent dans un réseau de résistance narrative et font de Loin des yeux une réponse en forme de dispositif de regards à l’agitation et au vacarme vains d’une société prise d’un vertige de « communication ». Sans envolées lyriques quant à leur condition d’exilés et sans les montrer plus beaux qu’ils ne le sont, Grilo fait de ses personnages des inadaptés plus ou moins volontaires qui décident de répondre à côté des ambitions et des rêves dominants, en endossant la mythomanie d’un vieil homme, qui leur permet d’inventer leur propre médiation vers le réel. Aux clinquantes images télévisuelles et au discours formaté du phone-sex, Grilo superpose la photographie discrètement somptueuse de Laurent Machuel et les pauvres mots éternels du mélodrame populaire. Film modeste et retenu, Loin des yeux envisage la projection cinématographique comme une forme de dissidence encore. C’est donc un très beau film.
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