Tempête sous un crâne. Seul contre tous : un film risqué, formellement passionnant, même si parfois gâché par quelques tics faciles. Durant une projection de Seul contre tous, un critique qui en a pourtant vu d’autres s’est mis à invectiver le film (“Ta gueule, gros con !”), tant il était scandalisé par le délire raciste […]
Tempête sous un crâne. Seul contre tous : un film risqué, formellement passionnant, même si parfois gâché par quelques tics faciles. Durant une projection de Seul contre tous, un critique qui en a pourtant vu d’autres s’est mis à invectiver le film (« Ta gueule, gros con ! »), tant il était scandalisé par le délire raciste de son personnage principal, « un ex-boucher chevalin se débattant dans les entrailles de son pays », comme le précise le dossier de presse.
Plus tard, sur le trottoir de la salle de projection, on a osé suggérer à des amis sincèrement ulcérés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre qu’il ne fallait pas confondre le discours du personnage avec celui du cinéaste, Gaspar Noé. On a cité Taxi driver de Scorsese. On ne les a pas convaincus. Ils ont répondu « film pour Minute« , « écrit par Bruno Gollnisch », « ode à la gloire du fascisme ordinaire ». Ils ont ajouté que, cette fois-ci, on ne leur fera pas le coup du « second degré ». Rentré chez soi, on a eu la curiosité de lire entièrement le dossier de presse. Et on y a trouvé des phrases telles que « J’en conclus qu’à chacun sa morale, et à chaque peuple la sienne » n’importe quoi, du « différencialisme » de la pire espèce. On en a logiquement conclu que Gaspar Noé souffre de confusionnisme et qu’il est meilleur cinéaste que philosophe. On en a aussi conclu que son film ne plairait à personne. Ni aux vrais fascistes, qui ne pourront pas y supporter leur reflet à peine déformé ; ni aux bien-pensants, qui prétendront que Noé s’est tellement approché de la bête immonde qu’on peut le soupçonner de se confondre avec elle.
Si Seul contre tous mérite mieux que les inepties ambiguës qu’aime à proférer son auteur, sans doute pour « choquer le bourgeois » (bravo, c’est réussi !), c’est d’abord parce que Noé a l’immense mérite de s’y confronter violemment à un matériau et à un personnage limites. Ce matériau, c’est une abominable compilation d’idées qui n’en sont pas, une rumination pleine d’humeurs aigres et de valeurs abruties ; ce personnage, c’est un monstre très ordinaire, aussi taiseux en surface qu’agité à l’intérieur, plus bête que méchant mais méchant quand même.
En nous bombardant sans relâche de la haine satisfaite car mille fois recuite qui anime son personnage, Noé prend le risque du rejet pur et simple. D’autant plus qu’en cinéaste conséquent il lui accorde le temps et la présence nécessaires au déploiement complet de ses ruminations ininterrompues. Si le boucher n’est pas toujours à l’image, la bande-son est saturée de son babil chauffé à blanc, jusqu’à ce qu’elle s’annule par son outrance, jusqu’à ce qu’on ne veuille plus l’entendre.
Dans des faubourgs ouvriers déjà gangrenés par la crise, le long des usines qui débauchent, le boucher traîne sa misère de petit Blanc qui déteste le monde à la mesure de son complexe d’infériorité et de son délire de persécution. C’est effrayant. Ça l’est d’autant plus que Noé possède un vrai sens du cadre et du décor, et qu’il parvient à faire baigner son film dans une ambiance de paysage mental, donc abstrait, tout en retrouvant les couleurs et le grain précis des films français de la fin des années 70 ces fameuses « fictions de gauche » dont est contemporaine l’action de Seul contre tous.
Soupçonner Noé de complaisance ou de proximité pour son boucher tenté par l’inceste et l’assassinat est donc absurde et injurieux. Ce qui l’est moins, c’est de constater avec regret que Noé a les défauts de ses qualités et qu’il est bien un cinéaste de sa génération (Jan « Dobermann » Kounen est remercié au générique), plus soucieux de spectacle à tout prix que de regard subtil, ayant surtout retenu du cinéma moderne et singulièrement de Godard une somme d’effets aisément recyclables et adaptables, et visiblement fasciné par le grossissement efficace que permettent les douteuses méthodes de la télévision publicitaire. Si Noé parvient à instaurer un malaise fécond et rigoureux en exagérant les durées et en inventant une scénographie stylisée, il n’est que trop conscient de l’absolue nécessité d’animer tout ça par quelques trucs bien sentis afin de préserver l’impact commercial du projet. Alors ça se gâte. Non content d’épaissir le trait parfois plus que de raison, Noé sacrifie trop souvent à des gadgets cinématographiques faciles, tels que les incessants raccords pixelisés encore soulignés par des détonations, ou le mot « danger » qui clignote pour nous prévenir de l’imminence d’un acte irréparable. En cédant à ces scories devenues monnaie courante, Noé donne du grain à moudre à ses détracteurs, ne fait que banaliser sa démarche et gâche la belle unité formelle de son film. Seul contre tous ne tient pas entièrement la promesse contenue dans son titre.
Frédéric Bonnaud
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